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Un client m'interpelle : "Mais vous n'arrêtez jamais ! Toujours en vadrouille !" J'ai dû en convenir. C'est à la fois l'avantage et l'inconvénient de mon job. Tout faire. Et me faire engueuler parce que ceci ou cela n'est pas encore fait. Ou parce que je ne suis pas au bon endroit au bon moment. Je n'ai hélas que deux bras. Quand je ne rentre pas dans le lard de mon patron. D'ailleurs, je manque souvent lui répliquer que je n'ai pas pour habitude de me tourner les pouces.
Odieux hier, il me gratifie aujourd'hui d'un faussement chaleureux "merci Laurent pour ce matin", compliment assorti d'une tape sur l'épaule. C'est bien mon chien.
Entre le petit-déjeuner professionnel de mon patron ce matin, rendez-vous auquel je devais théoriquement me consacrer entièrement, entre un tournage pour une émission débile d'une chaîne pour pré-ados au cervelet flasque, tournage pour lequel je préparais et servais cafés et jus de fruits, entre les bagages et les clients hollandais qui me remerciaient pour la voiture, le séjour, ma conversation et mon sourire, rien que ça, entre les fausses Saoudiennes irritant le personnel (de la femme de chambre au directeur) au point que tout le monde les avait vite surnommées "les Moches" ou "les Grosses".
La charmante réceptionniste me confie ce matin. "Tu sais quel âge elles ont ?" Je leur aurais facilement donné 75 ans. Eh bien, sur leur passeport, elles en affichaient vingt de moins. Je rétorque à ma collègue : "Ah ! tout s'explique, la méchanceté, ça laisse des traces." Parlant couramment l'arabe, elle me met dans la confidence, me raconte les horreurs que profèrent ces dames. A l'égard de leurs servantes. "Séparez-nous les lits au maximum. Vous comprenez, je ne peux quand même pas respirer le même air que ma servante philippine."
Evitant soigneusement leur regard pour ne pas les servir, justement, je m'avance vers un client plus aimable. Il me demande où et comment faire livrer dans la demi-heure des fleurs. Inutile de me dire à qui est destinée la faveur. J'ai remarqué. Ce serait à l'attention de la charmante réceptionniste sus-mentionnée. J'invite discrètement le client à me rejoindre à l'étage inférieur (je prends l'ascenseur et lui les escaliers) afin que nous procédions aux préparatifs. Oui ce serait possible. Oui je me chargerais de les faire livrer à la demoiselle. Combien, quoi, où, comment, et n'oubliez pas le petit carton avec la mention "de la part de". Un quart d'heure plus tard, je signale à ma collègue en grande conversation avec le directeur que je m'en vais faire une course pour les Italiennes de la chambre 305. Ils n'ont pas le loisir de me questionner sur les tenants et les aboutissants, j'ai déjà enfilé mon manteau, je suis déjà sur les Champs-Elysées à la recherche d'un fleuriste.
Franchissant le perron d'un fleuriste du 8e arrondissement de Paris, je sais, je sens que la livraison me sera refusée. Il est presque 19h. J'attends patiemment. J'admire les roses, les hortensias en provenance d'Amérique du Sud, j'élabore un scénario. Mon client doit être satisfait. Je ne peux livrer moi-même le bouquet. "Ah non, monsieur, pas de chance, notre livreur a terminé sa tournée." Je parlemente. J'enjolive. Et j'obtiens ce que je veux. La fleuriste compose le bouquet. Je règle. Et le patron de la boutique me propose le siège passager de sa voiture et me conduit jusqu'à l'hôtel. Nous papotons. Il me dépose à dix mètres, il livre les roses. Je patiente deux minutes et fais mine d'arriver de ma fausse course pour les Italiennes de la chambre 305, ignorant la livraison et la surprise de ma collègue.