L’histoire de Skinny Puppy pourrait être celle d’une banale rencontre, celle de cEvin Key, encore connu sous le nom de Kevin Crompton, alors claviériste du très pop Images In Vogue, et de Kevin Ogilvie, futur vocaliste en puissance. Elle naîtra plutôt d’une dissociation culturelle et sociale qui, avec l’émergence de la musique industrielle new wave ou punk, invite nos deux comparses à repousser les limites des carcans musicaux imposés afin d’installer leur vision du monde, une dissection pessimiste et désenchantée du genre humain. Crompton claque la porte du néo-romantisme barbant d’Images In Vogue pour renouer avec la percussion et la programmation, ses domaines de prédilection. Tous deux attirés par l’étrange et les images chocs, Ogilvie et Crompton composent leur première bande, intitulée Back & Forth. Il s’agit d’un entrelacs d’éléments bruitistes et expérimentaux sous couvert de dance music, aussi aliénant qu’aliéné et démontrant l’attirance du duo pour les choses de l’étrange. Ogilvie, rebaptisé Nivek Ogre, y pose ses première psalmodies, et y révèle sa voix rauque et éraillée. Edité à 50 copies, seulement 35 seront mises à disposition du public, la moitié étant proposée avec un mixage accéléré dû à une erreur de manipulation durant l’édit. Un joyeux foutoir qui, loin de desservir le groupe, attirera l’attention du très indépendant label Nettwerk Productions.
De prime abord réticent à quitter le milieu de l’auto-production, pensant clairement se faire mettre en laisse par l’autorité toute puissante des maisons de disque, Skinny Puppy accepte de signer un contrat le liant pour deux albums à l’unique condition d’avoir le contrôle total de sa production. C’est durant cette période que le duo engage Bill Leeb, claviériste de talent rebaptisé pour l’occasion Wilhelm Schroeder, avec qui Ogre avait sympathisé, celui-ci traînant également dans le giron d’Images In Vogue. Ils s’adjoignent également des services de Dave ‘Rave’ Ogilvie (rien à voir avec Ogre), jeune producteur talentueux qui fera ses armes aux côtés de Skinny Puppy et dont l’incroyable génie accompagnera les Canadiens tout au long de leur carrière. Il est d’ailleurs considéré comme l’homme de l’ombre du groupe ou, selon certains, son quatrième membre.
Premières morsures
Remission est la première sortie de notre chiot maigrelet. Sous couvert de mélodies new wave, en somme tout en adéquation avec son époque, le groupe livre une excroissance électro tuméfiée et maladive. Des titres comme Glass Houses cultive une certaine touche nightclub tout en plantant un pied dans la tombe, car ne nous leurrons pas, avec Remission, Skinny Puppy commence à jalonner sa musique de références auditives douloureuses qui deviendront peu à peu la marque de fabrique du groupe. Nivek Ogre scande des lyrics à la limite du dérangeant, de façon hachée et erratique, sa voix habitant la rythmique des morceaux de la manière la plus effrayante qui soit. Avec ce premier EP, le trio nous livre une vision digressive, violente et pernicieuse de la dance music sévissant à l’époque, une perle électro-indie lacérée au couteau. Et encore, ce n’est qu’un début.
Un an plus tard, nos puppies passent au long format avec Bites. Si l’on ne constate pas de véritable changement (quoique), on dénotera une certaine affirmation du trio pour plonger l’auditeur dans une ambiance macabre. Certains titres parlent d’eux-mêmes : Dead Lines, Blood On The Wall, Basement… Le style s‘affine également – enfin cela reste une allégorie puisqu’on peut voir en Assimilate une forme d’enseignement à coups de marteau dans le crâne. On a connu plus raffiné. Bites laisse néanmoins apparaître quelques écorchures dans sa structure mélodique, constat d’un refus de s’appuyer sur des codes prédéfinis. Blood On The Wall se teint de vomissures post-synthétiques et de relents mécaniques tandis que Social Deception nous offre une immersion suffocante dans les méandres d’un dark-ambient des plus nauséabonds. Ogre affirme son chant, sorte de spoken-word maléfique passé à la moulinette de divers filtres, avec lesquels il joue avec un insatiable sadisme. Un album aussi éprouvant moralement qu’indéniablement inventif. Assimilate permet d’ailleurs aux Canadiens de rentrer dans les charts US et même européens, où l’album recevra un accueil des plus chaleureux. Pas si étonnant quand on sait que le talent de groupes comme Throbbing Gristle ou Cabaret Voltaire est maintenant reconnu et que nous sommes en pleine crise EBM.
Now, the show must start!
C’est sans réelle tension que Bill Leeb décide de quitter le groupe en 1986, celui-ci n’ayant pas réussi à affirmer sa place au sein de la formation et travaillant désormais sur son propre projet aux côtés de Rhys Fulber et Michael Balch, Front Line Assembly. Bill Leeb retrouvera à nouveau sporadiquement les membres de Skinny Puppy, d’abord Ogre, la même année, autour de Muteual Mortuary, puis bien plus tard, cEvin Key sur Cyberaktif par l’intermédiaire du label Wax Trax !.
Le départ d’un membre marque l’arrivée d’un autre. Dwayne R. Goettel, ex-membre du groupe dark-synth Psyche, rejoint les rangs de Skinny Puppy, devenant rapidement l’une des pierres angulaires du groupe de Vancouver. Lassé de jouer les seconds couteaux pour les frères Huss, c’est tout naturellement que Goettel accepte l’invitation des puppies, apportant dans ses bagages un lot de noirceur qui finira de constituer les fondations du groupe. Si l’on a trop souvent tendance à réduire le band canadien au seul couple Key-Ogre, il est impensable de renier le travail abattu par Goettel sur la musique de ces pionniers de la dark-indus. Mind : The Perpetual Intercourse, second LP du groupe, abonde en ce sens. Ce nouvel album se veut résolument plus sombre, alternant pistes électro-expérimentales et indus post-apocalyptique. Pas encore véritablement libéré d’une certaine emprise dance, des morceaux comme Dig It, Chainsaw ou Gods Gift (Maggot) plongent malgré tout l’auditeur dans l’horreur absolue. Dig It d’ailleurs, malgré sa fascination perfide, se hissera en haut des charts indie, offrant à Skinny Puppy sa première tournée américaine.
Sur scène, le trio déploie une énergie et une intensité incommensurables. Les prestations des puppies attirent des foules toujours plus curieuses d’accéder à ce petit théâtre de la souffrance. Car en effet, si le live permet une mise en exergue grand-guignolesque et virulente des tubes du groupe, les planches deviendront peu à peu le terrain de jeu de Nivek Ogre, rivalisant d’ingéniosité pour élaborer les mises en scènes les plus scabreuses et innommables. Entre auto-flagellation et scarification, le chanteur harangue les spectateurs de sa voix mécanique, couvert de sang… et parfois d’un peu du sien. Ogre s’impose rapidement comme le leader de Skinny Puppy, ou du moins son porte-parole, livrant à travers des shows transgressifs et malsains les messages qui deviendront la clé de compréhension de la niche morbide du chiot.
Lorsqu’un an plus tard, Cleanse, Fold & Manipulate déboule dans les bacs, le groupe décide d’intervenir de lui-même afin de ne pas trop perturber son auditoire grandissant, et c’est en ces termes que Skinny Puppy définit son troisième opus : « Cleanse, Fold & Manipulate est notre disque le plus difficile d’accès réalisé à ce jour ». En effet, si First Aid agrippe l’auditeur autour d’une plongée aussi macabre que sinistre, le reste de l’album continue de battre ses tympans beats métalliques syncopés, décharnés, aidés d’un chant sépulcral et de mélodies d’une noirceur abyssale. Les paroles de Nivek Ogre deviennent de plus en plus abstraites, s’ancrant au personnage bourreau/victime qu’il s’est lui même créé, distillant un climat de terreur et de paranoïa tout au long de l’album. Bien que moins accessible, Cleanse, Fold & Manipulate n’en demeurera pas moins un incommensurable succès, ouvrant la brèche sur une toute autre manière de penser la musique.
Si pour beaucoup, VIVIsectVI semble être le point d’apothéose de la carrière de Skinny Puppy, celui-ci n’aura pas été accouché sans douleur. Pondu dans la tourmente, VIvisectVI s’ancre dans une période trouble et incertaine du groupe, née notamment de dissensions entre Nivek Ogre et cEvin Key concernant le leadership et l’orientation musicale de SP, des tensions liées à la consommation narcotique grotesque et des plus inquiétantes du chanteur, etc. Pourtant, aussi bestial qu’épuré, VIvisectVI est le chantre douloureux des convictions sociologiques du trio de Vancouver. Un résumé sale, politisé et dépravé des causes contre lesquelles nos buveurs de sirop d’érable se sont toujours dressés. Un condensé râpeux d’extrémisme musical et de poésie hystérique. Alliage contre-nature de sonorités hurlantes et de nappes ambient. VIvisectVI donnera lieu à l’une des tournées les plus conséquentes du groupe, marquée par les prestations les plus sanguinolentes d’un Ogre tourmenté – celui-ci se lacérant avec virulence où mettant en scène le dépeçage d’animaux afin de protester contre la vivisection, ce qui vaudra au groupe quelques allers-retours sous les verrous.
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