
Un voyage débute souvent de la même façon : «accroché» à son guide comme à une bouée de sauvetage, on commence par rechercher instinctivement les "sites-qu'il-ne-faut-surtout-pas-rater", comme autant de repères qui, bénéficiant d'une lecture préalable, sont supposés rassurer dans un univers déroutant... Et puis, soudain, quelque chose vous fait subitement dévier de cette route toute tracée. Ca peut être une rencontre, un son, une odeur, un mouvement à peine perceptible. Peu importe... Ce détail imprévu ouvre alors une brèche qui vous fait brusquement dévier du cours des choses prévisibles pour rentrer dans une autre dimension. A chaque fois, ces instants "charni

Pour cette seconde journée à Shanghai, il n'a pas fallu patienter bien longtemps pour croiser ce « détail qui change tout ». Attendant dans le hall de l'hôtel le retour d'un employé serviable (parti chercher une carte de la ville), j'observe avec curiosité un groupe de vieilles photos noirs et blancs servant de déco à l'établissement et retraçant son histoire, datant des années 30. Sur l'une d'elle, un tireur de pousse-pousse se fraye un passage au milieu d'une foule clairsemée, dans un décor d'idéogrammes omniprésents... Cette image, je la reconnait immédiatement : elle évoque une scène similaire dessinée par Hergé dans Le Lotus Bleu, l'album de Tintin considéré comme le plus réaliste de la série... Une de ces images d'enfance que vous conservez en mémoire sans trop savoir pourquoi, et qui n'est sans doute pas étrangère à mon attirance pour l'Orient extrême... Dès lors, impossible de ne pas se laisser « aspirer » par cet appel, résonance venue d'une enfance dont je n'arrive habituellement qu'à faire surgir que très peu de traces... Quelques stations de métro plus tard, me voici dans le quartier de l'ex-Concession Française, l'endroit qui a servi de « décor » au Lotus Bleu...


L'arrivée sur place calme pourtant vite la machine à rêver ! A peine sorti de la station, on débouche sur une artère bondée, envahie (comme partout ici) de voitures bruyantes, d'une foule compacte et de centres commerciaux tapageurs... Quelque chose d'imperceptible (là encore...), pourtant, incite à poursuivre son chemin : au milieu de ce décor ultra-urbain se ressent comme une liberté nouvelle, une légèreté qui vous effleure, une douce sensation d'errance... loin du sentiment d'écrasement décrit dans le précèdent carnet (Shanghai Express). Ce sont les buildings qui, bien qu’omniprésents, desserrent leur étau de matière et se tiennent plus à distance ; ce sont les sonnettes des vélos, plus nombreux, qui prennent peu à peu le pas sur les klaxons des voitures.








Au hasard de la visite, on croise tout de même, ça et là, quelques « monuments » - les maisons, transformées en musées, d'homme politiques chinois célèbres (Sun Yat Sen, Zhou Enlai...pour ceux qui ont un peu étudié la question) - qui ne valent pas vraiment le détour, si ce n'est leur présence cocasse au beau milieu de cette rêverie. Et là encore, on prend d'un coup conscience d'une autre réalité :



L'errance s'achève par le retour à pied vers le centre moderne et bouillonnant de Shanghai... La lenteur, incarnée ici par la marche, ne m'a jamais semblée aussi précieuse que dans ces univers qui en sont totalement dépourvue. Le plus grand paradoxe de cette ville n'est-il pas de faire retrouver au voyageur la conscience du temps qui passe quand tout, autour de soi, suggère l'accélération et le temps aboli ? Toujours est-il que, la encore, la balade se révèle riche d'enseignements : en s'approchant de nouveau du coeur de la ville, on longe un à un les immenses chantiers, trous béants ou échafaudages gigantesques qui remodèlent le relief urbain. Shanghai est une ville-chrysalide, qui semble se renouveler à chaque instant.


Destruction, reconstruction, élimination, renaissance,... Shanghai décline en accéléré le cycle naturel de la vie, dans une « fureur de vivre » qui lui donne l'illusion de rattraper le temps perdu. Les années Mao ont-elle plongé la ville dans un coma si profond qu'il faille, pour la ressusciter, cet electro-choc ultra-capitaliste qui, sans nuance, bouleverse tout en profondeur ?

Seul au milieu du nombre, devenu infiniment petit, dépouillé de ses rôles sociaux, arraché à ses plaisirs familiaux, affranchi de toutes ses habitudes rassurantes, on est simplement livré à soi-même, libre et seul, porté par mille euphories mais aussi lesté de lourdes angoisses et d'un doute profond, auxquels on est alors confronté sans filtre ni repères...
Souvent, ce n'est qu’en s'imposant l'épreuve de la route que l'on fait surgir les preuves de sa déroute...
Suite du carnet : CHINA BLUES (3/7)
(Musique : "Nuit à Shanghai" - J.M. Jarre - Les concerts en Chine)