Les hasards de la programmation m’ont offert un moment de grâce. J’étais dans ma cuisine et je boulottais, en écoutant la radio, une salade au cervelas maison, après qu’on a tant parlé récemment de cette madeleine de Proust collective.
Sur France Culture, le programme de midi, c’est Tout arrive, la fameuse émission d’Arnaud Laporte. Il invite un ou une artiste, et j’ai honte d’avouer que j’ai déjà oublié de qui il s’agissait hier. Les chroniqueurs y vont de leurs commentaires, moi j’ai aimé, moi j’ai adoré, moi j’ai pas vraiment compris, et ne vouliez-vous pas en réalité dire ceci plutôt que cela. La voix d’Arnaud Laporte est affectée et traînante comme la caricature d’un résident à vie du Café de Flore. Pendant une heure, il encense d’une façon éhontée un inutile qui parle de son travail avec un ton qui signifie chef d’œuvre, ou qui évoque l’urgence dans laquelle il écrit, ou la colère qu’il éprouve face à toutes les injustices. J’en rajoute ? Ecoutez vous-mêmes, c’est au-delà de l’entendement. On pourrait en revanche m’accuser de tirer sur l’ambulance. Après tout, où parle-t-on encore de culture au milieu de la journée, et que reste-t-il sans Arnaud Laporte, sinon du foot ou Céline Dion. Soit. Je dois donc dévoiler ce qui, tout au fond, me crispe autant et provoque chez moi ce masochisme irrépréhensible qui ne me fait pas tourner le bouton. C’est le bruit de fond de l’émission : des gloussements.
Je les imagine autour de la table dans le studio d’enregistrement. L’un d’eux évoque une vacherie, forcément sibylline pour 98% des auditeurs. Ou alors un contresens très amusant, un irrésistible trait d’esprit. Et tous et toutes autour de la table, ils s’esclaffent, ils célèbrent leur connivence de nantis de l’intelligentsia, mais avec distinction, la bouche à peine entrouverte, ce qui provoque un rire étouffé et nasal qu’on appelle gloussement. Cette expression presque imperceptible m’en raconte plus sur ceux qui sont assis là que tous leurs discours.
Et puis Laporte et ses bardes s’en vont lorsque survient la journaliste de l’émission qui lui succède. En l’occurrence, Sonia Kronlund de l’émission documentaire Les pieds sur terre. Hier elle avait ouvert un micro devant une barre d’immeuble de la banlieue nord d’Amiens. Dans la bouche de jeunes soit au chômage soit travaillant comme magasiniers ou maçons à l’autre bout du pays, la haine nue contre le système, la rage et le désespoir résonnent comme une plaque de métal que l’on broie. Un peu de provocation, sans doute, un peu de bravade, mais certains mots, certaines histoires sentent le vécu. L’un d’eux explose : « Quand est-ce qu’on arrêtera de me dire que je suis un Français issu de l’immigration ? Faut arrêter, je suis né ici il y a trente ans, mon père était français. C’est ma gueule ou quoi ?! C’est mon accent ?! » Et c’est du même tonneau pendant une demi-heure : la misère, la violence et la frustration d’une frange de la société qui, en dépit du dogme de l'intégration, n'en finit pas de se communautariser.
Cette juxtaposition d’un monde nombriliste, délicat et aveugle, et d’un autre transpirant, excité et haineux, n’était pas en soi exceptionnelle, et c’est bien là le drame : pendant que les uns font de l’esprit, les autres manquent tragiquement d’humour. Les précédents ne manquent pas. D’y penser, j’en glousse.