Colin McGregor, prison de Cowansville. Dossier Prison
Le philosophe français René Girard prétend que la société humaine est remplie d’émotions négatives. Les gens copient les autres. C’est la nature humaine.
La violence et la rage de chaque individu se multiplie et peut devenir hors de contrôle. Pour éviter l’anarchie, les sociétés, depuis des temps immémoriaux, se sont organisées autour de ce que Girard appelle le bouc émissaire. Toute une communauté canalise son agressivité envers une seule personne qui doit prendre le blâme.
«Débarrassons-nous de cette âme malade», dit la populace, et tout ira bien, comme avant. Cette approche fonctionne. L’expulsion du bouc émissaire unit tout le monde et dissous tous les désagréments. Des citoyens qui vivent sans se connaître se collent ensemble comme des aimants.
La communauté se doit, pour garantir la paix et l’ordre, de procéder au procès du bouc émissaire et de le punir. Est-ce important de savoir si le bouc émissaire est coupable ou innocent? La culpabilité aide mais elle n’est pas nécessaire. Le plus important est de trouver un bouc émissaire. Un individu qui peut symboliser une maladie de la société ou tous ses maux.
Sacrifice perpétuel
L’histoire se répète depuis toujours. Si ce n’était pas le cas, la communauté se désintégrerait, croit René Girard. Aidez le bouc émissaire et vous devenez vous aussi un ennemi. Les amis disparaissent dans la foule dès les premières accusations. L’ordre social repose sur l’alchimie du sacrifice perpétuel.
Les Incas sacrifiaient les leurs pour recevoir de la pluie. Les Hawaïens poussaient une vierge dans un volcan pour en arrêter l’éruption. Un prince médiéval typique, en temps de mauvaise récolte, cherchait une vieille femme pour la brûler en disant que c’était une sorcière. Dans le livre 1984, de George Orwell, l’État Big Brother rassemble la société sous le couvert d’une menace jamais démontrée de combattants qui risquent d’attaquer à n’importe quel moment. Les pages de nos journaux ou les images de nos médias sont remplies de boucs émissaires.
Climat de peur
En 1970, nous, les anglophones, avons été informés que Castro avait une base secrète dans les Laurentides pour y entraîner des guérilleros du FLQ afin de prendre Montréal. Un homme en uniforme est venu dans mon école le dire aux élèves plus âgés. Ça nous a rassemblés. On faisait confiance aux autorités pour nous protéger. Cette année-là, dans notre chalet familial de Sainte-Adèle, à chaque fois qu’on entendait le son d’un fusil de chasse en provenance de la forêt, mon père murmurait: «Maudits Cubains!»
Une prison est pleine de gens qui rassemblent les communautés ensemble. La peur devient capitale: les politiciens se questionnent pour durcir la loi ou l’adoucir. Chacun devient le bouc émissaire de l’autre. Ils blâment les pauvres, les immigrants, les femmes voilées, les jeunes, l’artiste graffiti qui personnifient tous ce qui va mal au Québec. Les barreaux de la société sont plus larges que ceux de nos prisons.
Les sauveurs
Les psychiatres sont apparus à la télévision en offrant de guérir la société de tous ses maux. Leur engagement: donnez-nous le pouvoir de garder et de droguer les gens, non pas ceux qui ont commis des crimes, mais ceux que nous soupçonnons de pouvoir en commettre un, un jour. Ainsi, vous serez sauvés.
La peur du jugement
Un de mes amis d’enfance hésite à venir me voir en prison. Il a peur de perdre son emploi, que ses voisins ne lui parlent plus si on en vient à apprendre qu’il est venu me visiter. Il a passé sa vie à aider les pauvres, à promouvoir les droits humains. Je ne le blâme pas d’hésiter. Personne ne comprend mieux le sens de l’exclusion qu’un prisonnier. On sait qui nous sommes. J’ai déjà été un professeur et un écrivain, qui a déjà vécu au sein de la société, à aider, à payer l’hypothèque. Je ne visitais pas de prisonniers quand j’aurais pu le faire. Si quelqu’un que j’avais connu à l’école primaire avait été accusé de meurtre en état d’ébriété dans un bar, j’aurais probablement changé de trottoir en le voyant.
Se défaire du syndrome du bouc émissaire est difficile. C’est dans notre ADN. Mais c’est possible. Les bénévoles de la prison le font. Pensez à ceux qui travaillent avec les itinérants ou les femmes battues ou pour n’importe quelle cause de charité. Il existe des âmes braves qui croient qu’en termes de relations humaines, il peut y avoir de l’attraction sans répulsion.