ANGKOR « l’ancienne capitale légendaire des KHMERS, a rayonné 600 ans ».
Après des siècles d’oubli, ses temples enfouis dans la jungle furent redécouverts.
Mais elle ne fut pas seulement un assemblage de temples exceptionnels : elle fut aussi – et peut-être surtout – une « cité médiévale » dotée d’un « réseau hydraulique » sans précédent et sans équivalent qui, aujourd’hui, se retrouve au cœur des recherches menées par les archéologues du monde entier.
« Tout un monde inexploré » repose « en périphérie de la cité » qui nous est connue…
Mais notre « redécouverte » d’Angkor remonte à 1863, lorsque l’Allemand Adolf BASTIAN, en se promenant dans ses ruines monumentales, met en lumière de façon tout à fait inattendue l’influence hindoue que ces dernières révèlent.
Voici plus de 1 000 ans donc, « les plus grands édifices jamais construits par l’Homme » sont édifiés par le peuple Khmer : au moins aussi remarquable que les Pyramides d’Egypte, ANGKOR-VAT fut inauguré au terme d’une bonne trentaine d’années de construction.
L’ethnologue Adolf Bastian l’atteignit, lui, au terme d’une très longue marche qui le conduisit au plus profond, au plus secret de la jungle cambodgienne. Attiré là par une première redécouverte antérieure due, quelque temps avant, à l’archéologue français Henri MUHOT qui en avait tiré de fascinants dessins, il était accompagné par un interprète du cru qui n’arrêtait pas de lui seriner la légende locale selon laquelle les pierres du monument avaient été soulevées par des « géants ». Linguiste et historien de formation, grand voyageur doté d’un esprit remarquablement ouvert pour son époque, Bastian est loin de partager l’opinion condescendante des Européens colonialistes d’après laquelle aucun peuple de l’Asie du sud-est n’est capable de construire pareilles structures.
Il a parfaitement raison : du IXème au XVème siècles, une « société agricole », l’EMPIRE KHMER, a été rien moins que l’ « une des plus influentes puissances du sud-est asiatique ». Dépassant largement les limites du modeste Cambodge contemporain, son territoire s’étendait depuis les frontières chinoises jusqu’à la péninsule malaise et de la Birmanie à l’ouest du Viêtnam actuel.
Pour comprendre cet empire et pour comprendre Angkor, il est absolument indispensable de se poser la question de « la fonction du système hydraulique ».
Dans les années 1980 prévalait à ce sujet une thèse selon laquelle, dans ce système, « l’eau n’était pas redistribuée » et avait « une fonction rituelle ». Et il est de fait que, « dans la mythologie Khmère, les bassins et les douves figurent de vastes océans insondables ». Mais il apparut vite que cette thèse avait des limites : pouvait-elle expliquer « une telle multitude de bassins et de canaux » ? Si intéressante soit-elle, la seule mythologie ne rendait pas compte de tout, et l’on était aussi frappé par le fait que les Cambodgiens, depuis très longtemps, utilisaient ce vaste réseau hydraulique encore actif pour le transport, tant des Hommes que des marchandises. La fonction du réseau devait par conséquent être non seulement symbolique, mais aussi pratique.
Le BARAY OCCIDENTAL est un immense plan d’eau artificiel qui a mobilisé, « pendant plus de trois ans », un vaste chantier comptant « 200 000 ouvriers ». De lui, l’archéologue australien FLETCHER dit qu’en comparaison, « Angkor-Vat n’est qu’un édifice de taille moyenne ».
Qu’on en juge : une contenance de cinquante millions de mètres cube, 8 km de long sur 2,1 km de large. Ne sont-ce pas là des dimensions pour le moins impressionnantes ?
Qui plus est, il possède son pendant à l’est, le BARAY ORIENTAL, lequel, étant désormais à sec, est devenu l’un des terrains d’élection du travail de recherche.
Pendant longtemps, il fut difficile de savoir à quoi servaient ces deux énormes baray : on fut enclin à croire qu’ils ne faisaient qu’irriguer les rizières. Cependant, on finit par se rendre compte que ça allait beaucoup plus loin que ça encore : « les gigantesques baray faisaient partie d’un réseau complexe d’adduction et de redistribution de l’eau ».
Ce qui en apporte la preuve décisive ? La découverte, par Fletcher, d’une « structure maçonnée » en latérite percée de trous, qui en fait avait pour fonction de soutenir « une grosse clôture constituée d’assez grosses poutres d’une extrême solidité » grâce à laquelle, en y adjoignant des « nattes », on parvenait à « contrôler l’afflux d’eau et sa redistribution vers les temples avoisinants ». Dit en d’autres termes, c’était en somme ce que l’on appelle un « barrage » !
Le GREATER ANGKOR PROJECT a été lancé en 2001. Les passionnantes questions auxquelles il a voué ses recherches sont les suivantes : « les canaux et les bassins révèleraient-ils qu’Angkor était une cité beaucoup plus vaste qu’on ne l’imaginait ? » et, bien entendu, « quelle était la véritable superficie » de l’ensemble du complexe ?
Avant d’essayer de répondre à ces questions, revenons à Adolf Bastian. En 1863, ce dernier, toujours au beau milieu des ruines khmères monumentales, a l’occasion de s’arrêter sur un étrange bas-relief. Il s’agit d’une représentation du mythe de la création du monde mettant en scène des démons et des dieux qui, manifestement, semblent hindous : « le Barattage de la Mer de Lait ».
Pour les Khmers du XIXème siècle, ce mythe ne peut qu’être bouddhiste. Mais l’Allemand, de plus en plus intrigué, « multiplie les parallèles avec l’Inde » qu’il connait également : Angkor aurait-elle été édifiée par des HINDOUS plutôt que par des bouddhistes ? Voilà qu’à partir de là, cette pensée se met à le hanter. Du coup, il décide d’aller consulter un bonze dans un petit village perdu dans la jungle. En la traversant, il est « impressionné » par les nombreuses ruines qu’il y rencontre. C’est à cette occasion qu’il apprend, de la bouche des locaux qui eux-mêmes relaient une vieille tradition orale, que « les villages du passé se trouvaient à moins d’un aboiement l’un de l’autre ».
Il se trouve que cette affirmation péremptoire va être corroborée longtemps après, par un des archéologues du Greater Angkor Project, Damian EVANS, à la faveur de la découverte d’ « un sanctuaire caché » reposant sur un soubassement surélevé qui s’avèrera être « le point central d’un lieu d’habitation » antique, d’un village de l’époque angkorienne. Conclusion d’Evans à la suite de ses recherches : « il y avait un vaste réseau de villages sur toute la périphérie » de l’ancienne capitale khmère. « Où commence Angkor et où finit-elle ? », c’est, maintenant, à se le demander. Car les scientifiques ne cessent d’élargir leur terrain d’investigation…
La jungle cambodgienne est désormais l’objet de campagnes d’exploration systématiques. Elles ne vont pas sans dangers, puisque ces terrains furent, il n’y a pas si longtemps que ça, des théâtres de guerre. Les sinistres KHMERS ROUGES, qui pourtant avaient fait de l’époque angkorienne l’un de leurs modèles et, conséquemment, avaient épargné les grands temples, ont truffé la région de mines antipersonnel dont beaucoup sont encore parfaitement susceptibles de causer des dégâts. Ainsi la prudence est-elle, pour les archéologues, impérativement de mise.
D’où la parade trouvée : mener les recherches depuis les airs ! Cela se concrétisa d’abord en 2004, par des survols en U.L.M au cours desquels les savants australiens munis de caméras tâchaient de « repérer les structures archéologiques » au-dessus des terrains minés. Puis, étant donné que ces initiatives n’avaient rien de concluant, l’équipe du Greater Angkor Project eut la très lumineuse idée de se tourner, carrément, vers « les technologies spatiales de la NASA ».
Et le centre de PASADENA (Californie) fut loin de faire la sourde oreille !
Intéressée d’emblée par le fait que « le système hydraulique khmer n’a jamais été égalé par les autres cultures » et qu’il a eu « un impact considérable sur la région environnante », la NASA a mis à profit un des vols de la NAVETTE SPATIALE pour effectuer des prises de vue sur l’ensemble du site d’Angkor et de ses environs. On localisa les structures anciennes enfouies dans la jungle grâce à « de subtiles variations de hauteur » que l’on figura au moyen de couleurs différentes. L’un dans l’autre, ce furent « des centaines de photos HD », toutes remplies de « données topographiques » riches d’enseignements qui furent envoyées par les responsables de Pasadena au QG des archéologues australiens de SIEM-REAP (Cambodge). Cela valut à ces derniers l’inestimable satisfaction – et la stupéfaction – de découvrir « plus de 70 édifices inconnus et des milliers de vestiges sur 1 000 KM2 autour du centre de la cité ».
Des centaines de nouveaux sites, temples, canaux naguères indiscernables dévoilèrent leur présence, de sorte qu’on pouvait parler d’ « une petite révolution », et non plus à présent du « site d’Angkor » mais du « complexe d’Angkor ».
Toute la perception qu’on avait de l’ancienne ville khmère se modifia radicalement : cette « métropole » avait des « dimensions semblables à celles de la NEW-YORK actuelle », et même plus grandes ; avec PLUS DE 1 000 KM2, elle se révélait tout bonnement être « LA PLUS GRANDE VILLE DE L’ERE PREINDUSTRIELLE » !
Mais reprenons la piste de Bastian, et retrouvons-le face à ce bonze qu’il a fini par trouver au fond de la jungle asiatique, dans les parages d’Angkor. Après s’être longuement entretenu avec lui, l’explorateur allemand se laisse mener à 30 km des grands temples, où l’attend la confirmation de ce qu’il soupçonnait déjà : « la Rivière aux Mille Linga », dans les limpides eaux de laquelle, comme son nom demeuré intact l’indique, s’érigent d’innombrables représentations en pierre du LINGA, ce symbole hindou de la « puissance créatrice » lié au dieu SHIVA. Ces eaux étaient réputées autrefois être « aussi sacrées que celles du Gange » (dixit le bonze). Ainsi, « l’intuition de Adolf Bastian semble se vérifier ». Toujours sanctifiées par Shiva, les eaux de KHBAL SPHEAL attestent qu’en Pays Khmer, le Bouddhisme n’est devenu religion d’état qu’au XIIIème siècle soit « après quatre siècle d’Hindouisme ». Et cette rivière alimente « le formidable réseau de bassins et de canaux d’Angkor » !
De nos jours, « 200 à 250 canaux » ont été répertoriés par les chercheurs australiens. Garants d’une « irrigation très efficace » des rizières qui nourrissaient Angkor, ils donnèrent vite lieu à un accroissement de la population très marqué, de sorte qu’ « à partir du IXème siècle », le besoin d’ « intensification des cultures » était tel que leur réseau se ramifia et qu’au prix d’ « un travail sans relâche » des ingénieurs hydrauliques et des ouvriers qui construisaient et assuraient la maintenance, il en arriva à produire « TROIS RECOLTES DE RIZ PAR AN ». Les canaux se remplissaient pendant le temps de la saison des pluies et leurs eaux étaient « stockées pendant la saison sèche ». On avait affaire, là, à un système d’ « utilisation optimale » de l’eau.
Pourtant, la découverte, toujours par les chercheurs du Greatest Angkor Project, d’ « une digue transversale » vient soudainement assombrir le tableau : « le canal, nous explique-t-on, a été à un moment donné obstrué par une muraille, structure massive datant du XIIème siècle, de façon que l’écoulement d’eau depuis le baray soit stoppé » ; ce que l’ouvrage en question marque, en fait, c’est « un point d’arrivée d’eau par déviation d’un cours d’eau ». On peut à bon droit se demander « quelles furent les conséquences de cette action »…Les Khmers auraient-ils été contraints de réagir à une « pénurie d’eau » ?
Ce qu’on sait de source sûre, c’est que, vers l’an 1 200, le roi JAYAVARMAN VII, qui régna trente ans et est connu pour être un « roi bâtisseur », employa 80 000 hommes à la construction du temple du THAPHROM…
Nous avons laissé Adolf Bastian dans les imposantes ruines angkoriennes où, plus que jamais obsédé par leurs allures « indiennes », il s’est mis en quête d’éventuels signes sanscrits. Et bingo, voilà que, dans une « tour-sanctuaire », il met la main sur son premier texte rédigé « en langue indienne » sous l’espèce d’une ode à la gloire du souverain Jayavarman VII qui, de façon touchante, célèbre l’empathie de ce dernier pour son peuple.
Il nous reste à savoir comment les anciens Khmers construisaient leurs temples et, en particulier, des édifices tels que le BAPHUON et le PREAH-KHAN, qu’une équipe germano-cambodgienne de scientifiques s’est mise à étudier sous toutes les coutures dans le but de réaliser « une tentative de reconstruction informatique d’un temple angkorien dans les moindres détails ».
Il faut savoir – et ne pas oublier – que « des centaines de temples » ont été bâtis par la civilisation khmère en l’espace de cinq siècles. Mais le plus étonnant, le plus ahurissant n’est sans doute pas là, puisque chacun des blocs de GRES constitutif de ces temples « coïncide parfaitement avec la forme de l’autre bloc », et ce sans utilisation de ciment.
La question s’impose : comment les Khmers ont-ils trouvé le moyen de superposer et d’ajuster ces pierres colossales de façon à ce qu’elles en viennent, ainsi, à s’épouser parfaitement ? Et puis comment interpréter la présence de deux trous sur le côté de chaque bloc de pierre ?
En s’aidant de logarithmes, l’équipe germano-cambodgienne a pu, en fin de compte, éclaircir le mystère : les anciens Khmers avaient inventé une technique tout à fait spéciale, unique dans toute l’histoire des civilisations qui, du reste, avait été révélée à Adolf Bastian sur un bas-relief : « ils frottaient les pierres [qui pesaient chacune 600 kg] les unes contre les autres jusqu’à ce qu’il soit impossible de glisser une feuille de palmier entre les deux » blocs voués à se chevaucher. A cet effet, ils utilisaient de longues tiges de bambou qu’ils glissaient par les deux trous à l’intérieur des pierres pour forcer ces dernières à bouger les unes contre les autres. Est-il besoin de préciser que c’était là « un travail long et pénible » ?
Les recherches actuelles sur la civilisation d’Angkor montrent qu’à compter du XIVème siècle, une sorte de frénésie de construction de temples se manifesta. Comme on l’imagine, ces travaux nécessitèrent un emploi accru de main d’œuvre ouvrière, qu’il fallait bien aussi nourrir. Si, dans la région, on a commencé à cultiver le RIZ 3 000 ans avant Jésus-Christ, les besoins, en ces temps, n’avaient rien de comparable avec ceux qu’induisait la population de l’ère angkorienne tardive qui, « un moment donné, a atteint 750 000 personnes ».
La concentration humaine dans la métropole khmère devint sans précédent.
Pour nous aider à nous faire une idée de cet état de choses, on nous donne des points de comparaison avec d’autres capitales : à la même période, Paris et Londres ne comptaient guère plus de 80 000 habitants, cependant que Berlin commençait à peine à se dessiner. Auprès de cela, le complexe d’Angkor comptait PRES D’UN MILLION D’ÂMES, regroupées dans des faubourgs qui « se fondaient les uns dans les autres ». On ne peut alimenter une telle densité de population sans solliciter d’énormes « rendements agricoles ».
En l’an 1500 après Jésus-Christ, les difficultés commencèrent à se faire sentir : sous l’effet de l’explosion démographique, « les Khmers furent pressés par le temps ». Ils se mirent à travailler dans l’urgence, à bâcler leurs ouvrages, à ne plus entretenir des infrastructures telles que les ponts que ponctuellement.
Les vestiges de cette période tardive sont là pour en témoigner : les ponts sont grossièrement bâtis. De même, la maîtrise hydraulique est victime d’un très net déclin. Tandis que « le niveau d’eau chute », le déboisement sans aucun respect de l’environnement naturel fait sentir ses effets négatifs.
Ce processus se conclura il y a 500 ans, par le déclin de l’urbanisation et l’abandon des temples. Pour en arriver au spectacle méconnaissable qu’offre aujourd’hui la région : celui d’une jungle à l’habitat fort « clairsemé ».
« L’exploitation inconsidérée de la nature » a fait son œuvre ; « plus rien ne peut enrayer le déclin » de l’Angkor tardive.
Au XVème siècle, PHONE AYATH, qui sera le dernier roi de la cité, essaie en vain de s’unir à la déesse Nâga qui se refuse à lui. « Ultime présage : il faut quitter la cité ; l’élite quitte alors la ville ». Temples et palais sont laissés à l’abandon, au pouvoir de la jungle sauvage qui, dès lors, se referme définitivement sur eux… « Cette civilisation qui avait vécu au-dessus de ses moyens », progressivement, sombre…
Fletcher le reconnait, « tout ça a une résonnance assez sinistre ».
Une urbanisation galopante aux infrastructures colossales qui vampirise l’environnement…cela ne vous rappelle rien ? N’y a-t-il pas là un troublant parallèle à faire avec le monde moderne, notre monde ?
Ajoutez à cela l’important changement climatique qui s’est manifesté entre le XIIIème siècle et le XVIIème siècle et vous aurez une similarité encore plus dérangeante…
La magnifique Angkor a été victime de son propre développement.
Même les civilisations les plus brillantes, les plus achevées sont mortelles.
Que reste-t-il à présent d’Angkor ? Un lieu de pèlerinage bouddhiste, que les bonzes continuent, respectueusement, de préserver. Cela ne suffit-il pas, après tout, pour dire que « l’aura d’Angkor reste intacte » ?
Patricia Laranco