Des oignons que trie le jardinier s’envole un papillon de velours fauve. La main jaillie, le jardinier rabat l’animal au sol et l’écrase tranquillement.
Etait-ce bien nécessaire ?
Le jardinier me regarde et répond avec force :
Pour jardiner, il faut tuer.
Ce n’est pas une proposition, c’est un axiome. Je devrais pourtant le connaître. Je tue, comme tout le monde, c’est-à-dire comme tous les amateurs de jardins.
Je tue certaines herbes et certains animaux.
Je ne le fais pas de bon cœur. Je ne le fais pas, surtout, de manière systématique. Je suis un mauvais jardinier. Certains jours, à la vue des ravages, au spectacle des dévastations, je me sens armé de colère. Il faut vraiment reconnaître que les limaces ont de l’effronterie : elles coupent un jeune dahlia, puis, quand il est tombé, plutôt que de s’en repaître, elles s’en vont couper un autre. Alors je prends l’échardonnette et je pars, soulevé d’une grande fureur justicière.
Certains jours, je suis accablé d’une compassion qui ressemble à la fatigue, peut-être même au dégoût. Les petits limaçons, particulièrement, m’inclinent à la clémence. Ils dévorent sans le moindre scrupule nos clématites à grandes fleurs. Ils sont tout aussi fâcheux que les loches les plus gloutonnes. Mais ils ont des couleurs charmantes. Ils sont naïfs, presque élégants. Ils ne m’inspirent pas de rancune. De longues minutes, je rêve, le petit limaçon entre les doigts. Je n’ai pas envie de tuer. Non, décidément, aujourd’hui, je voudrais que tout le monde fût heureux. Je me sens pénétré d’une tendresse universelle.
Alors, d’un geste libéral et pour ne pas mériter les reproches de mon jardinier, j’envoie le petit limaçon par-dessus la baie, dans le potager du voisin.
Georges Duhamel (1884-1966).
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