Exilé volontaire sur mes terres dans le Grand Ouest parisien, je n’avais plus mis les pieds dans la capitale depuis près de dix-huit mois. J’en vivais fort bien au demeurant mais j’ai pensé que vivre reclus n’était peut-être pas une si bonne idée et que tant que mes jambes étaient encore valides il fallait en profiter.
Je me suis donc retrouvé par une belle journée de la fin décembre à errer entre gare Saint-Lazare et carrefour de Châteaudun, promenade d’agrément sur mon ancien territoire à double titre. D’abord parce que c’est ici, dans les années cinquante que j’ai vécu mes dix premières années, de la rue Richer à la rue de la Victoire, de la rue Cadet au square Montholon. Ensuite, parce que les hasards de l’Histoire m’ont conduit professionnellement parlant à fréquenter une certaine adresse rue de Châteaudun, entre Notre-Dame de Lorette et la Trinité, dans les derniers temps précédant mon départ à la retraite.
Outre le plaisir à remettre ses pas dans d’anciennes brisées et y retrouver des bonheurs enfuis, j’ai réactualisé les images archivées en ma mémoire. Peu de changements à vrai dire et je serais resté sur cette impression si je n’avais été étonné par ces petits groupes de gens au pied des immeubles Haussmanniens. Le premier ou le second ne m’ont pas frappé, je les voyais sans les regarder, continuant ma promenade sur les trottoirs et ne prêtant attention qu’aux vitrines des commerces. Mais mentalement, mon cerveau enregistrait ces présences.
Enfin le déclic s’est produit, il faisait beau certes, mais frisquet, et ces gens stationnaient sur le trottoir, piétinant sur place, coudes au corps, visiblement pas très réchauffés. Par bandes de trois ou quatre le plus souvent, parfois solitaire aussi, ils se réchauffaient en tirant sur le mégot de leur cigarette. Et j’ai réalisé. L’interdiction de fumer dans les bureaux avait envoyé sur le trottoir ces fumeurs invétérés.
Il faut être bien malade et intoxiqué pour continuer à pratiquer ce vice dans de telles conditions ! Quand on fumait son clope confortablement installé dans son fauteuil de bureau ou attablé devant sa bière dans un troquet, je pouvais comprendre qu’on se livre à un tel exercice. Mais désormais, avec l’interdiction de fumer dans les lieux publics qui se déploie à la vitesse d’un cheval au galop dans la baie du mont Saint-Michel, ceux qui s’acharnent à tirer sur leurs tiges sous la pluie et dans les courants d’air, sont de graves malades qui méritent notre compassion, car il est évident qu’ils n’y prennent plus aucun plaisir, ils sont réduits au statut d’esclaves d’un vice ou d’une drogue dont ils ne peuvent plus se défaire.
Aucun être humain sensé et en pleine possession de ses moyens intellectuels ne pourrait accepter d’être à la merci d’une telle dépendance qui vous envoie régulièrement sur un coin de trottoir pour réduire en fumée quelques grammes de tabac qui vous coûtent par ailleurs, chaque jour un peu plus, la peau du cul.
Il y a beaucoup de gens malheureux sur cette terre, quelque soit le sens qu’on mette derrière le terme de « malheureux », les fumeurs en font partie, c’est désormais certain.