Gagner de l’argent, c’est vertueux affirme l’éthique libérale américaine traditionnelle, différente apparemment, de celle qui prévaut actuellement et qui annonce, sans ambages, la fin de l’histoire ou plutôt son achèvement, sous l’instauration définitive de la Pax Americana, qui a l’air de se passer de toute éthique.(1996)
Il serait peut-être utile de rappeler, ici, que l’éthique libérale d’origine, tout en donnant une caution morale au fait de vouloir gagner de l’argent n’en demeure pas moins vigilante, face aux tentations d’abus et de tricherie. En témoignent les mesures de prévention de délits de monopole, de cartellisation et d’initié, d’obligation de se soumettre au jeu de la concurrence et à la transparence comptable. Tout un train de mesures juridiques que le législateur prévoit, en vue de doter le système de limites dont il a objectivement besoin, pour ne pas le laisser croire qu’il est d’essence divine et de tomber, quelque part, en folie.
L’on peut dire, dans ce sens, que le libéralisme débridé, ignorant de ses limites, est de « droit divin », autant que les autres intégrismes, d’inspiration divine qui ne sont que les pendants naturels de cet intégrisme économique. L’économisme rampant n’étant pas le libéralisme économique, il en est la forme excessive.
Contrairement à ceux qui prennent un symptôme pour le mal dont il n’est que le signe apparent, je suis tenté de croire que la tension manifeste qui résulte de la lutte entre ces différents intégrismes, économiques et religieux et parfois leur association, n’est, en toute réalité, que la suite logique de ce rapport particulier au réel, dans lequel induit le libéralisme débridé, générateur, de bénéfices mais, également, de tensions sociales, souvent sourdes et profondes. A deux reprises j’ai eu, d’ailleurs l’occasion d’en sentir le pouls, sans avoir la prétention de le mesurer. La première fois, c’était au cours de cette unique année de mon séjour sfaxien que j’ai passée à Sidi Mansour. Un vendredi, au retour, de mon bureau, j’ai été surpris de voir que la chaussée, les trottoirs et les bas côtés étaient littéralement occupés, sur plus d’une centaine de mètres par un grand nombre de voitures, toutes classes confondues. Cela s’expliquait par l’existence d’une petite mosquée, dans les alentours, qui, malgré la modestie des lieux, était bondée de monde qui vient écouter un imam inspiré, dont le prêche est apprécié par tous. J’ai toujours trouvé insolite ce spectacle qui fait retrouver, côte à côte, un patron d’entreprise privée, l’ouvrier qui travaille chez lui, un chauffeur de taxi et l’épicier du coin qui, à la rentrée des classes, s’improvise libraire, spécialisé dans les fournitures scolaires. L’idée de cette coexistence pacifique, entre les membres d’une Umma (qui n’a jamais réellement existé) mais dont le modèle est proposé, ici et maintenant, comme baume aux problèmes objectifs, vécus, au quotidien, par les citoyens d’un état moderne et d’une société à mutation rapide, cette idée relève, en fait, du coup de force thomiste[1] que Max Horkheimer qualifie, aussi, de panacée contradictoire. Ce mode de penser a fini, comme on le sait, par « instrumentaliser la Raison », en la séparant totalement de sa fonction critique et ne peut donc, facilement, se référer à l’Islam qui, dans sa forme originelle, ne contenait pas la trace d’un quelconque thomisme. Ce qui n’est pas le cas des différents discours qui, aujourd’hui, tendent à impliquer l’Islam dans la catégorie des idéologies, aussi bien religieuses que politiques, qui traversent les sociétés dites islamiques
Toujours est il que, considérant que ce phénomène n’était pas propre à Sfax et qu’on pouvait l’observer, tous les vendredis, dans toutes les villes de Tunisie et d’ailleurs, j’avais conclu, en définitive, que ce que j’avais observé n’était pas de nature à provoquer l’inquiétude de personne.
La seconde occasion où j’ai eu à sentir le pouls de cette tension, c’était dans un petit salon de coiffure d’un quartier populaire, situé à l’extrême ouest de la ville. Cette fois-ci je n’étais pas seulement surpris, mais littéralement sidéré.
Le coiffeur qui était entrain de me couper les cheveux jetait, de temps à autre, un regard oblique sur un petit écran, haut perché, branché sur la chaîne de télévision Aljazira. Celle-ci diffusait, en ce début de matinée, un programme de « fatwas » faites par un cheikh égyptien connu et qui répondait, en direct, à des appels téléphoniques qui lui parvenaient des quatre coins du monde. En écoutant une question, posée par un jeune arabe résidant en Suède, qui demandait au révérend barbu s’il était permis à un musulman de manger à la table d’un chrétien, je n’ai pu m’empêcher de faire observer, à mon coiffeur, le peu de culture dont font preuve certains musulmans de l’émigration ; dont ce téléspectateur que je supposais jeune et qui ne savait pas que l’Islam n’a jamais considéré les Gens du Livre comme des impies, kâfirs, infréquentables.
La réaction de mon hôte, auquel j’étais entrain de tendre le cou, a été rapide et même inquiétante. Il s’arrêta net de me couper les cheveux et me dit sur un ton pour le moins condescendant : « sais-tu qui venait, avant toi, honorer de sa présence ce salon et ce fauteuil sur lequel tu es assis maintenant ?» Et à ce monsieur de me citer un nom connu pour avoir figuré dans une information concernant une affaire de complot contre la sûreté de l’Etat, que je connaissais pour lui avoir consacré un éditorial de la Revue Dialogue en date du 30 novembre 1987. ( j’ajoute aujourd’hui qu’il s’agit de Moncef Ben Salem, actuellement Ministre de l’Enseignement Supérieur)
Face à ce ton que j’ai senti menaçant, je n’ai pu que continuer, par légitime précaution, à taire mon identité et patienter, sagement, un bon moment avant que mon coiffeur ne consente à terminer la coupe de mes cheveux.
C’étaient donc là deux exemples que l’on pourrait considérer comme étant des symptômes d’un mal plus profond dont cette société souffrirait et qui favoriserait cette integrisation, rampante, elle aussi, autant que cet économisme ravageur dont ces deux formes d’intégrisme, retenu et violent, souvent solidaires, sont le pendant obligé et auxquels une action culturelle conséquente et la présence d’une école d’art, au sein de la cité, pourrait, y remédier, même à titre symbolique.
[1] La raison ayant abandonné l’autonomie est devenue un instrument. Sous son aspect formaliste de raison subjective, encore accentué par le positivisme, l’absence de contenu objectif est plus marquée…Désormais la raison est complètement assujettie au processus social. Il n’y a plus qu’un seul critère : sa valeur opérationnelle, son rôle dans la domination des hommes et de la nature. Max Horkheimer, Eclipse de la raison, Paris, Editions Payot, 1974, page 30.