Les directeurs financiers ont un compte de profits et pertes à la place du cœur, y compris chez Boeing. Sur base des critères actuels, basés sur la recherche éperdue d’économies d’échelle et de synergies, une usine de 2.160 employés ne mérite rien d’autre que d’être rayée de la carte, ce qui va se produire à Wichita, au cœur du Kansas : Boeing va fermer, laissant derrière lui des équipes abasourdies, 97 bâtiments promis à devenir un champ de ruines et des élus locaux qui contiennent difficilement leur déception, voire leur hargne.
Tout au long de la polémique qui a précédé le choix du ravitailleur Boeing KC-767A/KC-46A pour succéder au KC-135R, les représentants au Congrès du Kansas avaient participé avec force à une longue campagne de lobbying, sachant que Boeing Defense, Space and Security confierait une charge de travail importante à son unité de production locale, avec création de 7.500 emplois. D’où le coup de tonnerre que constitue cette volte-face.
Mark Bass, l’un des dirigeants de la société, a été chargé du sale boulot : expliquer urbi et orbi qu’il n’était pas possible de faire autrement, compte tenu de l’impérieuse nécessité de diminuer les coûts, améliorer l’efficacité, parfaire la compétitivité. Un discours convenu que ne renierait pas le patron de n’importe quelle autre entreprise, quelle que soit son type d’activité. «Boeing ne tient pas ses engagements», clament en chœur les élus mais, visiblement, il n’y a déjà plus personne pour les écouter. Wichita, pour sa part, haut-lieu historique de l’industrie aéronautique américaine, se retrouve dans une situation économique délicate.
Déjà, l’aviation privée et d’affaires étant sinistrée pour cause de récession, de gros employeurs comme Cessna ont licencié à tour de bras et BAE Systems, également présent sur place, va fermer. C’est finalement Spirit AeroSystems qui sauve l’honneur, société dite d’aérostructures qui a racheté il y a quelques années une partie importante des usines Boeing du Kansas. Cela à la suite d’une opération d’externalisation qui a d’ailleurs fait des émules, dont EADS.
Evoquer le triste sort industriel de Wichita conduit à remonter le fil de l’Histoire. Ainsi, en 1934, Boeing a racheté le célèbre avionneur Stearman et, du coup, s’est retrouvé propriétaire d’une grande usine située au Kansas, bien loin de Seattle. Peu après, les Etats-Unis ont entrepris un effort de guerre qui s’est notamment traduit par des commandes massives de bombardiers, dont celles portant sur des milliers de B-29. Puis est venue l’heure du jet, Boeing, fort d’une expérience considérable en matière d’avions lourds, gagnant le marché qui a donné naissance au B-47, symbole de la Guerre Froide et de la puissance de feu nucléaire du Strategic Air Command. Ainsi se forgèrent les grandes années de Wichita : 2.032 B-47 produits, dont certains dans le cadre de sous-traitances confiées à Douglas et Lockheed.
Puis vint l’imposant B-52 (notre illustration), 744 exemplaires, dont 467 produits à Wichita, un appareil redoutable en même temps que mythique, dont une centaine sont toujours en service, en route pour battre un étonnant record de longévité opérationnelle, plus de trois quarts de siècle. Il n’en fallait pas plus pour parfaire l’image de capitale aéronautique de Wichita. Laquelle s’effondre brutalement.
La mobilité de l’emploi étant bien réelle aux Etats-Unis, près d’un tiers des employés de Wichita vont recevoir une proposition de mutation dans d’autres sites, notamment à Oklahoma City. Qu’ils acceptent la proposition ou pas, à leur manière, ils contribueront à leurs dépens à la prospérité exemplaire de Boeing, acteur de référence du secteur dont les dirigeants ne se permettent pas les moindres états d’âme. Telle est la règle du jeu.
Pierre Sparaco - AeroMorning