“Une nuit” de Philippe Lefebvre

Publié le 04 janvier 2012 par Boustoune

Pour réussir un film noir, il n’est pas forcément nécessaire d’accumuler les cadavres, les bagarres ou les courses-poursuite. Il n’est pas obligatoire non plus d’abuser des retournements de situation, des morceaux de bravoure destinés à épater la galerie ou des poncifs du genre.
Un bon film noir, c’est avant tout des personnages embarqués dans une situation qui les dépasse : gens “ordinaires” soudain confrontés à la dure réalité d’un milieu violent, sans foi ni loi; voyous n’ayant plus d’autre alternatives que la prison ou la mort; flics trop usés pour remarquer qu’ils ont transgressé les règles; protagonistes pris dans un piège se refermant inexorablement sur eux…
C’est aussi une atmosphère particulière qui accompagne la chute progressive de ces personnages, accroissant leur désarroi ou générant une tension diffuse qui électrise le film…

Ceci, Philippe Lefebvre et ses scénaristes, Simon Michael et Philippe Isard, l’ont bien compris. Une nuit  prend clairement ses distances avec les clichés dont pâtissent tant de séries télévisées policières. Ici, pas de tueurs en série, de profileurs, de superflics qui restent bien coiffés en toute circonstance, même après une poursuite échevelée, pas d’experts capables de confondre un suspect avec un… euh… cheveu.
Non, ici, l’intrigue joue autant sur le réalisme, en s’inspirant de l’expérience du terrain de Philippe Isard, ex-flic, que sur une dramaturgie théâtrale très classique, assez épurée, dans l’esprit des tragédies antiques, en respectant notamment  la règle des unités de temps (une nuit), de lieu (la ville de Paris) et d’action (la quête du personnage principal). Et cette confrontation des deux donne une oeuvre des plus originales…

Le scénario ne quitte pas d’une semelle le personnage principal, Simon Weiss (Roschdy Zem), flic de ce que l’on appelle la “Brigade Mondaine”. On le suit lors d’une de ses tournées quotidienne des établissements de nuit. Du crépuscule au petit matin, il doit alpaguer les clients un peu trop éméchés ou violents et veiller à ce que les l’ordre règne dans les différents clubs parisiens, en empêchant le développement d’activités clandestines.
Il a sa méthode, assez efficace : il ferme les yeux sur certaines pratiques illégales en échange d’informations pouvant démanteler des trafics de grande ampleur, il tolère des pratiques mafieuses qui lui permettent de mieux contrôler l’équilibre entre les clans qui se partagent le monde de la nuit et il parvient à se faire respecter des truands et des businessmen véreux en parlant le même langage qu’eux, entre autorité brutale, finesse diplomatique et respect des codes de l’honneur.

Une nuit apparemment comme les autres, Simon se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond. Déjà, de la drogue frelatée circule dans les clubs huppés de la capitale, et l’un des groupes mafieux de la ville, via l’homme de main Jo Linder (Jean-Pierre Martins) semble vouloir faire main basse sur plusieurs haut lieux de la nuit parisienne… Mais pour couronner le tout, Simon se retrouve dans le collimateur de l’IGS, la “police des polices”, qui le soupçonne fortement de favoriser Tony Garcia (Samuel Le Bihan), un propriétaire de night-clubs un brin filou, en échange de généreux pots de vin… Le policier comprend rapidement que ces trois affaires sont reliées les unes aux autres et qu’on essaie de le piéger pour le mettre hors circuit…

Cette intrigue n’est qu’un fil conducteur assez sommaire. Elle sert surtout de prétexte à la description d’un milieu peu connu, celui du “monde de la nuit” et de ceux qui le façonnent, des night-clubs branchés aux bars à putes, des business respectables aux activités interlopes. Et elle permet de mieux mettre en exergue les failles du personnage principal, en train de perdre pied dans cet environnement aux codes moraux singuliers.

Simon n’est pas un mauvais flic. Il aime son métier et en a une conception assez haute. Il sait être juste avec les personnes qu’il croise, la plupart du temps. Il se montre aussi très protecteur et pédagogue auprès de la jeune collègue Laurence (Sara Forestier) qui lui sert de binôme et de chauffeur pour la nuit.
Simon n’est pas non plus une mauvaise personne. C’est un homme apparemment équilibré, qui a pour préoccupation principale le bien-être de sa famille… Il est sympathique et agréable, ainsi que Laurence va le découvrir tout au long de la nuit…
Il est donc bien loin de la caricature du policier violent et corrompu dont l’âme aurait noirci au contact de la faune nocturne…
Pourtant, le monde de la nuit a déteint sur lui, imperceptiblement. Il a fini par s’habituer à la vie sous les lumières artificielles, à cette ambiance de douce clandestinité dans laquelle les notables viennent s’encanailler, à ces figures grotesques ou sublimes des nuits parisiennes, à toute une ribambelle de personnages louches et leurs petits trafics…
Et à plusieurs reprises, sans vraiment s’en rendre compte, il s’est mis à utiliser les mêmes méthodes que les voyous, bafouant les règles élémentaires de déontologie policière…
Cela dit, Weiss a toujours gardé intact son sens de l’honneur et du devoir. Bien qu’il ait touché quelques pots-de-vin – uniquement pour agrémenter le quotidien d’une famille que ses horaires décalés conduisent à délaisser-  et qu’il ait  fermé les yeux sur des petits trafics – une façon de se faire accepter et respecter dans cet univers particulier aux règles particulières,  il ne s’est jamais vraiment laissé corrompre et est resté fidèle à sa mission : maintenir l’ordre.
Là encore, on est loin de la figure du flic pourri jusqu’à la moelle.

Ce qui est passionnant dans ce film, c’est que si Simon va chuter, c’est justement parce qu’il n’a pas changé et qu’il a la faiblesse d’être trop “humain”.
En plusieurs années passées sur le terrain, Simon a appris à connaître les gens qui font les nuits parisiennes. Il a sympathisé avec bon nombre d’entre eux, voire noué des liens d’amitié et de fraternité profonds, comme ceux qui l’unissent à Garcia. C’est cette amitié, plus que l’appât du gain, qui l’a conduit à  véritablement franchir la ligne jaune.
Et c’est à cause de la confiance qu’il lui accorde qu’il se retrouve trahi et manipulé par des truands et des avocats véreux…
En réalisant cela, Simon tombera de haut. Et il comprendra surtout que si lui n’a pas changé, le monde autour de lui a changé. Il appartient encore à une génération où l’on sait respecter la parole donnée, où la confiance est la base de toute chose. Désormais, les parrains locaux voient des voyous en col blanc se montrer encore plus ambitieux et filous qu’eux, ne reculant devant aucun coup tordu. Les petits trafics laissent place à des gros trafics. La poésie de la vie nocturne disparaît peu à peu…
Simon réalise, tout simplement, qu’il n’est plus en phase avec le monde moderne, qu’il est peut-être temps pour lui de quitter la scène et se recentrer sur l’essentiel…

Si l’ambiance globale est nocturne, le scénario, lui, se veut “crépusculaire”, décrivant la fin d’une époque et d’un monde. La nuit n’appartient plus aux jeunes idéalises qui avaient le sens de la fête et de la fantaisie, mais à des requins de la finance qui veulent créer des usines à fric et des endroits glacés, déshumanisés… Une nuit décrit cette mutation avec une pointe de nostalgie et de désabusement.

C’est l’une des grandes forces du film de Philippe Lefebvre, qui a aussi eu la bonne idée de confier le rôle principal à l’excellent Roschdy Zem. Il est juste parfait dans ce rôle exigeant à la fois charisme et fragilité, une bonne dose d’humanisme et de sensibilité et une pointe d’ambiguïté.
A ses côtés, on retrouve toute une ribambelle d’acteurs épatants : Sophie Broustal, Gérald Laroche, Samuel Le Bihan, Jean-Pierre Martins, Richard Bohringer, Grégory Fitoussi… Sans oublier Sara Forestier, qui impose sa présence tout en retenue.

Au rayon des faiblesses, il faut reconnaître que si le film tire son originalité de ce scénario réaliste et minimaliste refusant tout recours au sensationnalisme ou aux effets narratifs conventionnels (hormis un rebondissement final assez efficace), il en pâtit aussi un peu.
Cela manque un peu d’intensité dramatique, ce qui est toujours dommageable pour un polar. Et sans doute d’une dimension tragique un peu plus nette, comme, par exemple, celle du Pigalle de Karim Dridi, qui nous entraînait aussi dans les coulisses des night-clubs parisiens.

Mais malgré ces quelques réserves, il convient de saluer le travail mené par le cinéaste et son équipe. Une nuit a le mérite d’oser s’aventurer en dehors des sentiers battus, de tenter une approche originale d’un genre – le polar – que l’on aurait pu penser à bout de souffle, et de donner un sérieux coup de vieux à bien des séries policières qui se veulent “branchées”…

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Une nuit
Une nuit

Réalisateur : Philippe Lefebvre
Avec : Roschdy Zem, Sara Forestier, Samuel Le Bihan,
Jean-Pierre Martins, Grégory Fitoussi, Sophie Broustal
Origine : France
Genre : film noir sans artifices
Durée : 1h48
Date de sortie France : 04/12/2011
Note pour ce film : ●●
contrepoint critique chez : L’Express

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