Arrivé quelques minutes avant le début de la séance pour enfin voir Sweetgrass, le documentaire sur les cowboys ultimes de l’Amérique moderne, je me rends directement aux toilettes où je tombe donc nez à nez avec mon cinémaniaque préféré. Il vient de se laver les mains, et passé le choc de cette rencontre inattendue derrière l’écran du Cinéma du Panthéon, je lui tiens la porte pour qu’il puisse sortir. Mais par ce geste, je sens que je suis sur le point de le faire bugger, tiraillé qu’il est entre son désir d’être poli en acceptant cette porte tenue ouverte, et quelque chose qui attire manifestement son attention sous le lavabo. Sa tête va et vient entre la porte et le sol, et finalement il me dit avec moult hésitation dans sa voix chantante : « Ah, euh, merci, mais il faut que… j’ai laissé tombé quelque chose », sur quoi je lui réponds « Ah, pas de souci allez-y », et je le vois plonger sous le lavabo pour récupérer un bout de papier traînant effectivement par terre.
Vous me direz, et vous n’aurez pas tout à fait tort bien sûr : « Ah ». Oui vous savez, ce genre de « Ah »neutre, exprimant un peu d’étonnement, beaucoup de déception dans la voix. Un « Ah » cachant une arrière pensée tue par politesse qui serait ici quelque chose approchant « Wouah, super excitante ta rencontre dans les toilettes du ciné, merci de l’avoir partagée, t’avais rien de plus passionnant à me raconter ? ». Vous voyez. Ce genre de « Ah ». Mais j’ai trop de curiosité et d’affection pour ce genre de personnage pour ne pas souligner ce genre de contact inattendu et lui accorder une importance que d’autres balaieront d’un revers de la main.
Que s’est-il donc passé ? Notre homme s’est-il souvenu au dernier moment qu’il l’avait déjà vu ? A-t-il été rebuté d’entrée par ces moutons bêlant par centaines ? Ou bien s’est-il tout simplement trompé de cinéma en ce lundi soir ? Cette dernière hypothèse semble la plus vraisemblable, aussi étonnante soit-elle pour un pro du jonglage entre les séances comme lui. Les moutons ne m’ont pour ma part pas rebuté, recommandés qu’ils m’avaient été par la critique française, sans qui j’aurais certainement laissé passer le convoi animal. Bien m’a pris de finalement me pencher sur ces cowboys modernes allant faire paitre leurs bêtes dans les montagnes du Montana, malgré le froid, malgré les nuits, à l’affût des ours. On se croirait dans une version réelle du Secret de Brokeback Mountain, l’intrigue amoureuse en moins. L’épique et le romanesque laissent peu à peu la place à l’amertume, faisant coexister à l’écran beauté et tristesse.
En sortant de la salle, je me rends alors compte qu’il est déjà 22h passées, alors que le film était censé se terminer à 21h45, me laissant en théorie le temps de descendre tranquillement vers le Reflet Médicis pour attraper The Terrorizers, pour ce qui s’annonçait être une des dernières chances de voir le film d’Edward Yang en salles, quelques semaines après sa sortie inédite 25 ans après sa réalisation dans une version numérique restaurée absolument splendide. Je me suis donc mis à dévaler les rues Victor Cousin et Champollion vitesse grand V, en me souvenant soudain que le film avait été lancé en retard, et que deux spectateurs étaient entrés en salle et s’étaient assis deux rangs derrière moi (sans que je fasse attention alors à qui ils étaient) quelques instants à peine avant que le film commence. C’était Deneuve et Morel, c’est certain. Serait-ce donc à cause d’eux que le lancement du film a été retardé, et que je me retrouvais à cavaler pour attraper mon deuxième film de la soirée ?