La scène s’est déroulée le lundi 2 janvier 2012, aux alentours de 19h56, dans les toilettes du Cinéma du Panthéon. Non je ne vais pas vous raconter une anecdote crade ou une rencontre sexy bien que commencer ainsi un billet peut le laisser croire. Si je grave cette date sur papier, enfin… sur… bon vous m’avez compris… Si je grave cette date dans ma mémoire, c’est que c’est à cet instant précis que j’ai eu pour la première fois une conversation avec l’homme aux sacs plastiques, le cinémaniaque ultime de la place parisienne. Enfin, ce qui s’approche le plus d’une conversation du moins.
Arrivé quelques minutes avant le début de la séance pour enfin voir Sweetgrass, le documentaire sur les cowboys ultimes de l’Amérique moderne, je me rends directement aux toilettes où je tombe donc nez à nez avec mon cinémaniaque préféré. Il vient de se laver les mains, et passé le choc de cette rencontre inattendue derrière l’écran du Cinéma du Panthéon, je lui tiens la porte pour qu’il puisse sortir. Mais par ce geste, je sens que je suis sur le point de le faire bugger, tiraillé qu’il est entre son désir d’être poli en acceptant cette porte tenue ouverte, et quelque chose qui attire manifestement son attention sous le lavabo. Sa tête va et vient entre la porte et le sol, et finalement il me dit avec moult hésitation dans sa voix chantante : « Ah, euh, merci, mais il faut que… j’ai laissé tombé quelque chose », sur quoi je lui réponds « Ah, pas de souci allez-y », et je le vois plonger sous le lavabo pour récupérer un bout de papier traînant effectivement par terre.
Vous me direz, et vous n’aurez pas tout à fait tort bien sûr : « Ah ». Oui vous savez, ce genre de « Ah »neutre, exprimant un peu d’étonnement, beaucoup de déception dans la voix. Un « Ah » cachant une arrière pensée tue par politesse qui serait ici quelque chose approchant « Wouah, super excitante ta rencontre dans les toilettes du ciné, merci de l’avoir partagée, t’avais rien de plus passionnant à me raconter ? ». Vous voyez. Ce genre de « Ah ». Mais j’ai trop de curiosité et d’affection pour ce genre de personnage pour ne pas souligner ce genre de contact inattendu et lui accorder une importance que d’autres balaieront d’un revers de la main.
Lorsque je ressortis des toilettes quelques instants plus tard, je le trouvais là où je l’attendais, à sa place fétiche du premier rang, entouré de deux sacs plastiques remplis de bouffe, aussi légèrement vêtu que lorsque je l’avais aperçu quelques jours plus tôt au métro Cour Saint-Emilion, polo, chaussures en toile, pieds nus. Égal à lui-même. Ce ne fut pas la seule surprise de cette séance. Car au moment où le film commença et que les premières images apparurent à l’écran, je vis l’homme aux sacs plastique secouer frénétiquement la tête, puis se l’attraper à pleines mains, l’air catastrophé (enfin, autant qu’on puisse le paraître de dos…), avant qu’il ne ramasse finalement ses sacs et se précipite vers la sortie de la salle.
Que s’est-il donc passé ? Notre homme s’est-il souvenu au dernier moment qu’il l’avait déjà vu ? A-t-il été rebuté d’entrée par ces moutons bêlant par centaines ? Ou bien s’est-il tout simplement trompé de cinéma en ce lundi soir ? Cette dernière hypothèse semble la plus vraisemblable, aussi étonnante soit-elle pour un pro du jonglage entre les séances comme lui. Les moutons ne m’ont pour ma part pas rebuté, recommandés qu’ils m’avaient été par la critique française, sans qui j’aurais certainement laissé passer le convoi animal. Bien m’a pris de finalement me pencher sur ces cowboys modernes allant faire paitre leurs bêtes dans les montagnes du Montana, malgré le froid, malgré les nuits, à l’affût des ours. On se croirait dans une version réelle du Secret de Brokeback Mountain, l’intrigue amoureuse en moins. L’épique et le romanesque laissent peu à peu la place à l’amertume, faisant coexister à l’écran beauté et tristesse.
L’homme aux sacs plastique n’est pas le seul spectateur de prestige (bon… d’accord j’exagère) croisé au Cinéma du Panthéon ce soir-là. Lorsque les lumières se sont rallumées et que je me suis levé, en me retournant, mon regard est tombé sur Catherine Deneuve, installée deux rangs derrière moi en compagnie de Gaël Morel. Les deux étaient déjà en pleine discussion sur le film. J’ai horreur de fixer les gens ainsi, mais lorsqu’il s’agit de Catherine Deneuve, tranquillement installée comme une spectatrice lambda dans la même salle que moi, difficile de ne pas lui lancer des regards au moment de se rhabiller et de sortir, le plus discrètement possible. Oui je sais, elle a plutôt tendance à me taper sur les nerfs au cinéma ces derniers temps Catherine, mais bon, Catherine Deneuve reste Catherine Deneuve, non ?
En sortant de la salle, je me rends alors compte qu’il est déjà 22h passées, alors que le film était censé se terminer à 21h45, me laissant en théorie le temps de descendre tranquillement vers le Reflet Médicis pour attraper The Terrorizers, pour ce qui s’annonçait être une des dernières chances de voir le film d’Edward Yang en salles, quelques semaines après sa sortie inédite 25 ans après sa réalisation dans une version numérique restaurée absolument splendide. Je me suis donc mis à dévaler les rues Victor Cousin et Champollion vitesse grand V, en me souvenant soudain que le film avait été lancé en retard, et que deux spectateurs étaient entrés en salle et s’étaient assis deux rangs derrière moi (sans que je fasse attention alors à qui ils étaient) quelques instants à peine avant que le film commence. C’était Deneuve et Morel, c’est certain. Serait-ce donc à cause d’eux que le lancement du film a été retardé, et que je me retrouvais à cavaler pour attraper mon deuxième film de la soirée ?
D’ailleurs je ne fus pas le seul à faire l’enchaînement entre le Cinéma du Panthéon et le Reflet Médicis, je reconnus à The Terrorizers un spectateur qui était assis devant moi pour Sweetgrass… L’heure tardive, la course impromptue, le contrecoup de la nuit du Nouvel An, tout cela a peut-être contribué à me rendre moins attentif devant le film du regretté Edward Yang, chronique de vies croisées à Taipei dans les années 80, en tout cas je n’en suis pas sorti emballé. Et ce que je retiendrai surtout du film, c’est la qualité remarquable de la restauration, le faisant presque passer pour un film réalisé l’année dernière, si ce n’étaient ces affiches de films des années 80 que l’on aperçoit ici ou là (La couleur pourpre, effectivement ça date !).L’homme aux sacs plastiques n’était plus là (où s’était-il finalement envolé ?), Catherine Deneuve non plus. Les lumières se sont une fois de plus rallumées ce soir-là, les rues de Paris, sombres et froides, se sont ouvertes à moi. Une soirée cinéphile mémorable s’est achevée.