Magazine
Quelques-uns avaient déjà pratiqué
1, mais ce fut bien Charles Dow, père de l’indice phare de Wall Street,
qui émergea le premier ; persuadé qu’une vérité invisible se lovait dans les cours boursiers, il pencha un œil clinique sur nombre de leurs chroniques, et figea six axiomes qui jetèrent les bases
de l’Analyse Technique. L'un d'eux dictait
que le marché est sous l'emprise constante de trois cycles d'inégale durée, qui voisinent : le premier, de long terme, rythme l'élan principal, pluriannuel ; le deuxième, de moyen terme, corrige
cette dominance et dure de trois semaines à plusieurs mois ; enfin, un cycle de court terme, d’une durée inférieure à trois semaines, reflète les troubles locaux du marché. Charles Dow assimilait
ce mélange à l’agitation océane, où cohabitent marées, vagues et ondulations, qui fluent et refluent. Cette allégorie tint lieu de credo chartiste.
Trente ans plus tard, Ralph Elliott, qui s’était à son tour épris de l’entropie des cours, supputant lui aussi une logique immanente dans leur
course imprévisible, s’empara de la question, opina assez et proposa une théorie qui tomba aussitôt dans l’oubli 2. On exhuma le tout dans les années 1990 quand les arènes financières s’ouvrirent
au monde par la grâce des autoroutes électroniques. Les analystes, parfois de simples faiseurs d’argent, s'échinèrent à épousseter les anciennes méthodes et à en promouvoir de nouvelles, à grand
renfort de rotatives. On en fit beaucoup sur le sujet des cycles, avec cette promptitude suspecte de toujours vouloir se saisir de théories mieux signées pour accréditer les siennes propres. On
explicita derechef les cycles que la grande sœur, l’Economie, avait cru discerner dans son interminable quête d'un monde organisé. « Le Dow Jones est suffisant en lui-même pour révéler
tout ce qu’il y a à savoir sur la conjoncture économique 3 ». Dont acte. On distingua vite ces régularités dans les chroniques boursières, et quelques autres qu’on extirpa de l’entrelacs de vastes banques de données.
On discerna autant de cycles que l’inclinaison personnelle et la puissance informatique qu’on y mit poussa à le faire, tenant pour peu la force du hasard, ses structures erratiques, ses
constructions stylistiques aléatoirement répétées, qui donnent elles aussi l’illusion de régularités. Bien sûr, l’un n’exclut pas l’autre, et réciproquement. Voyons maintenant
l’Histoire.
En 1923, au terme d'une étude de la fluctuation des taux d’intérêt et des prix de gros entre 1890 et 1922 aux États-Unis et en Angleterre, le
statisticien anglais Joseph Kitchin publie un article dans la Review of Economic Statistics où il décrit un cycle de 40 mois, fondé sur le rythme de fluctuation des stocks. Ce cycle
court rend compte des ajustements dans la gestion des stocks des entreprises, qui produisent et stockent en vue de la demande croissante qu’elles anticipent, puis, sont contraintes de réduire la
production pour écouler les surplus lorsque la conjoncture se retourne. Las, le concept dépérit avec la part grandissante des services dans les économies modernes. Qu'importe, les chartistes
boursiers distinguèrent longuement des cycles de Kitchin, sans justifier ce que les graphiques des cours d’une banque ou des taux du marché monétaire auraient à voir avec les
oscillations des stocks.
« Tout aussi intéressant, on peut également observer un cycle de Kitchin sur le marché boursier américain tout au long de ce siècle, cycle
interrompu seulement par un déplacement de deux ans en 1946 et 1947 qui inverse celui-ci. Depuis lors, le cycle fonctionne jusqu’au milieu des années 1980 lorsqu’il est à nouveau
interrompu 4 ».
En 1862, l'économiste français Clément Juglar détaille les affaires de son temps dans un ouvrage au titre indigeste
5. S’appuyant sur des données statistiques
concernant les prix et les échanges de marchandises, les flux financiers, les mouvements de la population et les revenus fiscaux en France, en Angleterre et aux États-Unis au XIXème
siècle, il observe des vagues récurrentes d'une durée de neuf ans. Selon lui, ce cycle serait lié aux variations des investissements des entreprises que les profits en hausse stimulent,
encourageant la consommation et le gonflement du crédit, jusqu'à ce qu’un surplus de production apparaisse et engendre une décroissance de l'investissement. Las, cette belle construction aussi
résistera mal à l’épreuve du temps et tombera dans l'oubli de la Nouvelle Economie 6. Tony Plummer, auteur chartiste prolixe, n'en fut pas plus ému, qui écrivit
:
« Le premier point est que le krach de Wall Street en 1929 ainsi que le krach des actions en 1987 sont tous deux intervenus au bas de
la vague de rétablissement d’un cycle de Juglar. Mieux, ces deux évènements survinrent après un plus haut majeur de Kondratieff. Ce qui nous contraint à reconnaître la justesse du modèle
… 7 ».
Un modèle d'opportunisme rétrospectif ! Heureux chartiste qui avait prévu les krachs du XXème siècle ; mais n’avait rien dit aux
éditeurs de lettres boursières, dont seulement 5% prédirent le krach de 1987 parmi quelque 350 concourant au consensus du Dick Davis Digest 4.
Voici enfin Nikolaï Kondratieff, qui postule, en 1925, l’existence de vagues longues de croissance et de déclin dans les économies
occidentales. L'économiste russe discerne un cycle de 54 ans dans les séries éclectiques (taux d’intérêt, épargne, production de plomb en Angleterre, …) qu’il examine en France, en
Angleterre et aux Etats-Unis. Ses justifications sont peu convaincantes. Joseph Schumpeter motivera cette vue par les innovations majeures qui pavent le développement de l’économie. D’autres
l'expliqueront par le cycle de vie des individus, inflationnistes et consommateurs en leurs vertes années, déflationnistes et conservateurs leurs vieux jours venus : ainsi le Kondratieff
évoluerait-il selon la prédominance des générations. Les économistes délibèrent, les débats seront longs. La conviction des chartistes est faite : voici ce qu’écrit Robert Prechter, le plus grand prosélyte
des vagues elliottistes :
« Le cycle de 50 à 60 ans (54 en moyenne) de catastrophe et de renaissance était connu et avait été observé par les Mayas d’Amérique Centrale
et, indépendamment, par les anciens israélites ... Nikolaï Kondratieff rapporta, dans la limite des données dont il disposait, que les cycles économiques des pays capitalistes modernes tendaient
à répéter un cycle d’expansion et de contraction d’environ un demi-siècle. Ces cycles correspondent en taille à des vagues de Supercycle … 8 ».
S’ensuit une glose que seuls les fans d’Elliott entendraient au sujet du degré des vagues (Grand Supercycle, Supercycle, Cycle, …), leur
numérotation précise, strictement phrasée, embrassant tout ensemble, la guerre de 1812 contre le blocus britannique, les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam et moult récessions
économiques. Ainsi Ralph Elliott, qui avait déjà requis le concours du mathématicien Fibonacci, trouve-t-il en l’économiste Kondratieff un allié de poids pour asseoir sa théorie des vagues, en
belle résonance avec l’histoire moderne du continent américain. Un cycle connu par les Mayas eux-mêmes ne peut pas être mauvais. On sera satisfait que l’opportuniste Robert Prechter n’ait pas
disposé de tablettes cunéiformes : il nous eût conté la civilisation depuis Nabuchodonosor !
L’Histoire économique retiendra également les cycles saisonniers de très court terme, les cycles séculaires de l'historien Fernand
Braudel 9, et les cycles
intermédiaires d’une vingtaine d’années que Simon Kuznets, économiste américain d’origine russe, prix Nobel 1971, proposa en 1930. Depuis lors, l’actualité sur le front des cycles s’est tarie.
Les chartistes boursiers conservent quant à eux leurs certitudes.
(1) Notamment le négociant japonais Munehisa Homma, géniteur des Chandeliers japonais
(2) Ralph Nelson Elliott (1939) - « The Wave Principle »
(3) William Peter Hamilton en 1903, rédacteur en chef du Wall Street Journal
(4) Lars Tvede (2001) - « Psychologie des Marchés Financiers »
(5) Clément Juglar (1862) - « Des crises commerciales et leur retour en France .... »
(6) Alternatives Economiques N°178 - Denis Clerc : « Nouvelle Economie ... »
(7) Tony Plummer (1991) - « Forecasting Financial Markets » (4ème édition)
(8) Robert Prechter (1990) - « Elliott Wave Principle » (6ème édition)
(9) Fernand Braudel (1979) - « Civilisation Matérielle, Economie et Capitalisme ... »
Illustration : La City à Londres - Canary Wharf par Stephen
Wiltshire