Nouveau millénaire, nouvelle
ère. Celle de l’économie vint à l’aube du troisième, après que le Marché eut survécu à la dévastation monétaire des économies asiatiques, à la liquidation financière de la Russie nucléaire
et au fiasco retentissant du hedge fund le plus fameux de
l’écliptiqueLe 31 août 1998, Wall Street perd en séance 6,8%. Hors les bons du Trésor, qui surnagent, les marchés chutent, les obligations bancaires plongent. La panique
s'installe, irraisonnée. Cette journée noire achève un mois d’août horrifique, qui avait débuté, le 4 août, par un repli du
Dow Jones de 3,5%, vite suivi d'une réplique qui ébranla l’indice de
4,4% …. Les indices boursiers, un rien dédaigneux, qui avaient assez ignoré les déboires du bath thaïlandais, du ringgit malais, de la roupie indonésienne ou du peso philippin, finirent
par céder : le CAC perdit un bon tiers de sa valeur entre juin et octobre 1998 1. L’attention se reporta alors sur une
innovation technologique qui, disait-on, relèguerait au second plan la vieille industrie, ses hauts-fourneaux, ses laminoirs, la sueur des hommes. La Nouvelle Economie serait celle de
l’information circulant à grande vitesse sur des autoroutes de lumière, et de là, tout procèderait : Internet à tous les étages, comme jadis, l’eau et le gaz. Les Bourses ne se le
firent pas dire deux fois, qui s'enflammèrent : « Le CAC vaudra 7300 points fin 2000 2 ». Et c’était à qui protestait qu’on l’insultait dès qu’on posait le problème autrement.
Les terres numériques retentirent d'un battage médiatique inouï, porté par les voix les plus ferrées de la planète finance. En février 1999, Wayne Angell,
ancien gouverneur de la Fed, décréta fortissimo : « Il n’y a pas de bulle : nous sommes tout simplement parvenus à l’économie de la
nouvelle ère ... 3 ». En avril 2000, Abby Cohen, analyste en vue de Goldman Sachs, se déclara « enthousiaste devant l’évolution
de la bourse américaine ». Les patrons français suivirent, tel Jean-Marie Messier, toiletteur de la séculaire
Générale des Eaux, qui, en mars 2002, en pleine débâcle, pontifia : « Le groupe (Vivendi Universal)
va mieux que bien ! 4 ». Et bien sûr, Serge Tchuruk, mentor d’Alcatel, nommé Manager de l’année
2000 « parce qu’il a[vait] su transformer une vieille dame centenaire de l’industrie en un groupe
emblématique de la Nouvelle économie 5 ». Point de demi-mesure« Nous nous sommes mis à rire, en nous rappelant les
prédictions des économistes en 1914 : la guerre, pas plus de quelques mois, les Etats n’ayant pas les moyens pour plus longtemps ». Ainsi Paul Léautaud se plut-il à brocarder les experts dans son
Journal, en 1932, incluant sans doute John Keynes, qui pensait aussi que le conflit n’irait pas au-delà de quelques semaines … comme on le voit. Un investisseur profane, soit qu’il fût
complètement sourd, qu’il débarquât fraîchement de Mars, ou, plus sûrement, qu’il ne fût pas abonné à l’électricité, ne pouvait ignorer ce vacarme. Ni douter qu’un génie si partagé pût faillir.
En sorte qu’entre 1999 et 2002, deux millions de français rallièrent la Bourse, sur la foi de conseillers financiers leur ayant assuré la suprématie de l’investissement boursier à moyen/long
terme sur tous les excellents placements qu’ils leur proposaient l’année passée encore.
La suite est notoire : l’euphorie catalysa d’abord l’indice tricolore, à l’instar de tous les autres. L’heure n’était pas aux sceptiques, et la spéculation haussa
mieux la cote que toute autre vue. Le CAC progressa continûment entre l’automne 1998 et l’automne 2000 où il culmina à 6944 points, gagnant près de 140% en deux ans ! Puis la bulle éclata ; en
mai 2003, le CAC touchait le fond, à 2401 points. Depuis lors, on n’a plus reproduit ces niveaux records, et nul ne peut sérieusement prédire si ceux-ci seront revus un jour, ni quand. Les
actionnaires d'Alcatel ne s’en remettront apparemment jamais, qui peuvent encore échanger le titre vers 5 euros cependant qu’il s’illustrait à 95 euros en septembre 2000 ! Par pudeur, on ne
s’étendra pas sur les investisseurs américains de Worldcom, Global
Crossing, AdelphiaCeux d’avant défilaient moins. Isolés, loin des parquets, encastrés entre le contrôle de gestion et la comptabilité, on les imagine, trois-pièces strict, de
préférence sombre, chemise blanche de rigueur, à décrypter d’interminables chroniques de chiffres, de bilans et de perspectives. Les analystes financiers de l’ancienne époque étaient sûrement de
cette sorte, à s’échiner pour le roi de Prusse …, ces étoiles déconfites à jamais, souvent brutalement, parfois même sous les conseils d’achat jusqu’au-boutistes de banques d’affaires
comparses. La Nouvelle Economie fossoya beaucoup, et ceux qui survécurent ne sont pas prêts de récupérer l'argent qu'ils y investirent. Ceux-là, à qui l’on conseilla le « buy and hold »
comme règle de gestion, le « wait and see » comme assurance tous risques, se repentiront de n’avoir pas quitté les affaires quand il n’y en avait plus. Et seront surpris d’entendre que
les mêmes antiennes roulent toujours : le placement boursier moyen/long terme est le meilleur qui soit.
Le temps est-il le meilleur ami de l'investisseur ? « Achetez de bons titres,
mettez-les en portefeuille et oubliez-les » : telle était l’hygiène
actionnariale de Timothy Bancroft, un investisseur américain qui s'enrichit en Bourse au milieu du XIXème siècle en thésaurisant des actions « représentant le négoce de marchandises essentielles dont l’Union et le reste du monde auront toujours besoin en grande
quantité 6 ». Bancroft recommandait
déjà le long terme et la sélectivité, autant de pieux cantiques qui font encore florès dans toutes les chapelles de la finance où ils demeurent chantés en choeur. Las, son portefeuille ne résista
pas à l’usure du temps, qui fondit comme la cire molle au soleil. Et lorsqu’il fallut réaliser les actifs, à la mort du maître, ses héritiers n’eurent rien des richesses qu’il avait patiemment
amassées. Sic transit gloria mundi ! Cinquante années passent, et voici 1929. Wall Street se met alors à « kracher » de la dépression à gorge déployée, ruinant l’activisme endiablé des
élites et l’épargne de tous les autres. Agonis, les cours new-yorkais ne retrouveront leur niveau de l’automneQuiconque acheta le Dow Jones ce 3 septembre 1929, fut
mal inspiré. L’indice, qui avait pris congé du réel de longue date, culmina ce jour-là en séance à 386,10 points, propulsé par la fascination qu’exerçait déjà la grande opinion financière sur la
foule : économistes et experts cautionnaient la hausse, analystes et banquiers rameutaient le ban, et nul n’imaginait qu’un génie si partagé pût faillir … que le 24 novembre 1954,
soit vingt-cinq années plus tard ! Beaucoup, qui eurent de la patience, n'eurent malheureusement pas la vitalité qui convenait à ce challenge de longue haleine. Les investisseurs de
notre temps ont donc un avantage incomparable sur leurs devanciers : leur espérance de vie a augmenté.
Qu'importe le siècle, l'avenir des entreprises et des nations demeure celé ; les faiseurs d’argent continuent d'opiner à l’indicatif, ne poussant jamais leur
grammaire jusqu’au subjonctif, le temps du doute ; et le refrain du placement boursier dépassant tous les autres domine encore, cependant que le réel ne sait que le contredire. L'Histoire
balbutie. Voyez ce détenteur de titres Ericsson, une société bien en cour, qui les vit sombrer de 25% le 16 octobre dernier. Les conserva-t-il, les mains tremblantes ? Le 20 novembre, le titre
rechutait de 11% ! L'échec forge l'expérience : les actionnaires individuels comptent désormais plus court. En France, ils ont divisé par deux leur durée moyenne de détention d’actions entre 2003
et 2006, la ramenant à quatre années 7. Aux Etats-Unis, plus généralement, les titres qui restaient détenus sept ans en moyenne en 1960 ne
demeurent plus dans les portefeuilles que sept mois et demi 8. L’art nouveau est aux esthètes de la finance, ces nouveaux prodiges de la
science du risque et de l’arbitrage qui sculptent et resculptent indéfiniment leurs positions et celles de leurs clients sur les marchés optionnels de la couverture. L’horizon temporel est un
optimum de second rang, la matière première, c’est-à-dire les titres, une réalité désincarnée, mieux, une abstraction : 80% des fonds placés dans le monde restent en moyenne une semaine sur un
placement 9. Amateur(s) s'abstenir.
« Rien ne s’arrange comme l’on veut ; et on passe sa vie à la remettre ; tout est pour demain » (Talleyrand). Les professionnels de la finance ne
décident plus, pragmatiques, qui logent l’imprévu dans la technique et répartissent le risque sur la multitude. Le long terme est une mer sans fond, une nuit sans lune ...
(1) Plus haut à 4404,94 points en Juillet 1998 - Plus bas à 2881,21 en Octobre 1998
(2) Yannick Tatibouët, CPR - L'Expansion, Septembre 2000
(3) The Wall Street Journal, le 03/12/1999 - « The Bubble Won't Burst »
(4) Libération, le 06/03/2002
(5) Le Nouvel Economiste, Décembre 2000
(6) Lars Tvede (2001) - « La Psychologie des Marchés Financiers »
(7) http://www.senat.fr/rap/r07-060-2/r07-060-221.html
(8) http://igopp.org/fr/News/13_Allaire-Politique%20.pdf
(9) Jean De Kervasdoué (2007) - « Les Prêcheurs de l'Apocalypse »
Illustration :
Clipper extrait du site crosswinds.ch