Le bolivar est mort, vive le bolivar ! Au pays du Libérateur, l’or noir est partout, aux abords du
lac Maracaibo, sur la ceinture de l’Orénoque, qui regorge et inonde le Venezuela d’une manne céleste. En cinq années, les cours mondiaux du pétrole ont bondi, offrant à Caracas, qui en
retire 90% de ses recettes d'exportation, les moyens de mener ses affaires. Las, cet afflux de liquidités s’est payé au prix d’une inflation à deux chiffres, la plus élevée du Mercosur. En sorte
que la monnaie locale, sinistrée, changera de braquet dès janvier prochain : le bolivar nouveau en vaudra mille anciens 1 ! Voilà
une partition connue ; elle fut déjà jouée, voici cinq siècles, depuis cette « Terre de Grâce » si prodigue en minéralités : toutes les richesses que les conquistadors y raflèrentTant de richesses subjuguaient : les
perles de Margarita, les émeraudes de Muzo, l’or de Maracaïbo, de Yaracuy, celui des Incas qu’on dépouillait, mais surtout l'argent, à profusion, des mines de Potosi, de Zacatecas et d’ailleurs.
Les galions royaux, aux armes de Castille, regorgeaient de trésors, arrachés au sol d’Amérique, qu’on débarquerait à Séville si peu qu’on échappât aux pirates et aux vagues océanes
… finirent par mettre au tapis l’économie de la Mère Patrie, l’Espagne, terrassée par l'œdème monétaire.
Les temps ont passé mais les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Déconnecté de l’offre, l'embonpoint monétaire, qu’il
soit hérité de la planche à billets ou d’une entrée massive de devises, est source d'inflation. Chaque nouveau billet de banque, fût-il de Weimar ou d’ailleurs, amoindrit la valeur du
précédent, et augmente celle de tout le reste. Dans les cas graves, la surliquidité entretient l’excitation des marchés, qui papillonnent, et cette volatilité fait le lit de tous les excès.
L’instabilité financière devient la règle, et rend le banquier central prudent : l’augmentation de la masse monétaire eurolandaise au rythme de 12% l’an est à ce titre révélatrice
2. Voyez cependant Alan Greenspan, ex-patron de la Fed, qui fit mieux en ce
domaine que tous ses devanciers : durant son mandat, il imprima deux fois de plus de dollars que tous ses prédécesseurs réunis, et tripla la base
monétaire 3 cependant que le PIB des Etats-Unis ne s’appréciait que de 50% ! Ce
trop-plein imbiba tout : les Bourses flambèrent, l’immobilier étincela, et l’on vit enfler la plus grosse bulle financière du XXè siècle. Le
maestro 4 eut beau tancer cette exubérance irrationnelleComme toujours, on ne vit rien venir. La veille
encore, chacun vaquait à ses affaires, et les places financières soufflaient un peu depuis le début de l’automne. En ce jeudi 5 décembre 1996, les bourses du Vieux continent conclurent une séance
ordinaire … qu’il éperonnait lui-même, rien n’y fit : car c’est un fait constant, les boursiers sont moins regardants lorsque l’inflation concerne leurs actions ! Puis, le réel
émerge ; une bulle crève, une autre surgit, sans autre désir pour les Marchés que de changer de stimulus. L’heure est à celle des matières premières : l’inflation n’est jamais en peine
de boutefeux.
Bien sûr, le pétrole, encore lui, mène la danse, qui frisa récemment les 100 dollars le baril à New York, doublant son cours depuis janvier 2007.
Pourtant, la géopolitique autant que la géologie peinent à expliquer cette soudaine frénésie ; les spéculateurs semblent plus à l'aise ici qu'ailleurs, notamment sur l’IPE londonien
5 où la situation du brent est surréaliste : 60% de la production mondiale
y voit son prix fixé par celui du pétrole de la mer du Nord qui ne représente que 0,4% du tout 6 ! Au-delà, rien ne résiste à l'incendie : l’indice Reuters/Jefferies CRB, qui agrège des commodités aussi disparates que le cuivre, le coton ou le cacao
7, a forci de 25% entre mi-janvier et novembre 2007. Mieux, octobre aura vu l’indice se hausser
de 10%, une rapidité de progression inconnue depuis 25 ans ! Le charbon a vu son prix tripler en trois ans, le plomb a vu le sien doubler en un an 8, dopés par l’aspiration des pays émergents mais aussi par les baisses récentes du
prime rate, éloignant le spectre d’une récession et soutenant la demande. Sur leurs marchés à termeSur le Chicago Board of Trade (CBoT), l’un des cénacles où se cotent les produits agricoles, les traders font bouillir le
riz ; l'élan de la graminée pousse quelques-uns à parier sur le doublement du prix du riz d’ici deux ans …, les produits agricoles ne sont pas en reste : le prix du blé et des protéagineux (légumes secs, luzerne, …) a quasiment doublé en un an, celui des oléagineux (tournesol, soja, …) a pris 50%. En France, l’Insee signale
que les prix agricoles à la production ont crû de 18% en l’espace d’un an seulement 9. Il faut s'y résoudre : l’inflation est dans nos jambes et jappe.
De fait, la hausse des prix résonne, surprenant la plupart des économistes. Interrogés début septembre, les moins prudents, ou les plus
optimistes, que l’on questionnait sur l’évolution des taux de la BCE, opinèrent ainsi : « L’inflation ralentit malgré la hausse du prix du pétrole » (Xavier Timbeau,
OFCE), « une inflation sous contrôle et qui va le rester » (Christian de Boissieu, CAE), « le risque inflationniste que la BCE disait percevoir ne peut que
s’atténuer » (Michel Aglietta, Paris X) 10. Le taux d’inflation de la zone euro fit exactement l’inverse : tandis qu’il se gondolait encore à 1,7% en rythme annuel en août, il atteignit 2,1% en
septembre, 2,6% en octobre, puis 3% en novembre, son plus haut niveau depuis mai 2001, signant la « hausse généralisée et durable du niveau
général des prix » que nous enseignent les manuels. Ce retour en force, mal prévisibleLe grand public est attentif à l’inflation, et singulièrement depuis le premier choc pétrolier, en 1973, qui marqua les esprits. Les pays de l’OCDE
durent alors affronter des taux très supérieurs aux 4,9% annuels qui roulaient en moyenne depuis la fin de la deuxième guerre mondiale … paraît sérieux : en Allemagne, locomotive de
l’Union, les prix à la consommation ont fait un bond de 3% sur un an, le plus mauvais chiffre depuis treize ans ; le Japon a connu en octobre sa première hausse des prix depuis dix mois sous
l’effet des carburants ; la Chine vient d’établir un nouveau record décennal avec une inflation de 6,5% en août. Ainsi, l’un des thèmes favoris liant la désinflation des quinze
dernières années à l’excellence des politiques monétaires de Banques centrales indépendantes et appliquées, montre-t-il ici clairement sa limite : l’inflation marche seule. La
mondialisation, sans égale, finira elle-même par se lasser.
Assurément, depuis les années 1990, l’importation massive de produits à bas coût en provenance des pays émergents aura mieux contribué à la
modération des prix que toute autre politique. Cette concurrence a imposé son modus vivendi aux entreprises, sommées de ne pas augmenter leurs prix pour rester dans la course, et à leurs
salariés, priés de rabattre leurs prétentions pour rester dans la place. Les salaires ont fait montre de stabilité : dans la zone euro, la variation des rémunérations par tête est
demeurée proche de 2% entre 1999 et 2006 ; au Japon, les salaires ont même reflué jusqu’en 2005 11. La donne change : partout, la question du pouvoir d’achat redevient centrale. La Chine
n’échappe pas à cet appel : après 14% de hausse des salaires en 2006, les conjoncturistes y prévoit une hausse de 18,6% pour 2007 9 ! Et même si, selon Natixis,
le coût du travail par unité produite y reste quatre fois moindre qu’aux Etats-Unis, même si plusieurs centaines de millions de paysans misérables y
constitue un réservoir de main d’œuvre bon marché, la désinflation mondialisée a du plomb dans l’aile. Petit à petit, l’opinion fait son chemin, qui n’est à plus à s’encombrer d’idées confuses
sur le libre-échangisme compétitif ou l’économie récessive ; la hausse des salaires devient une cause planétaire ; la spirale inflationniste qui s’ensuivra sera l’affaire des autorités qui
ont à dire sur ces sujets.
Hypertrophie monétaire, flambée des matières premières, revendications salariales, mondialisation, Banques centrales … Comme on le voit, l’inflation,
protéiforme, n’est pas en reste de ferments ni de théories pour s’inviter au bal des Ardents. On comprendra surtout que la bête guettera sa proie jusqu’à la fin des temps.
(1) La Tribune de l'Economie, le 05/09/2007 - « Le carry trade à la
vénézuélienne »
(2) Ibid - Michel Didier, Directeur général de Coe Rexecode
(3) William Bonner (2004) - « L'Inéluctable Faillite de l'Economie Américaine »
(4) Alan Greenspan lui-même, également surnommé « l'économiste des économistes. »(5) International Petroleum
Exchange - Place financière de Londres où se cote le Brent
(6) Eric Laurent (2006) - « La Face Cachée du Pétrole »
(7) Indice de référence des Matières Premières calculé par Reuters/Jefferies depuis 1957
Panier de 19 contrats à terme couvrant 4 familles de matières premières : pétrole et énergie, métaux précieux, métaux
et produits agricoles. La composition du panier est la suivante : pétrole brut (WTI), fioul, essence sans plomb, gaz naturel, or, argent, aluminium, cuivre, nickel, sucre, coto, cacao,
café, blé, porc maigre, jus d'orange, soja , maïs, bétail.
(8) Le Monde, le 05/10/2007 - « Les cours des matières premières flambent ... »
(9) Alternatives Economiques, Décembre 2007 - « Inflation, le retour ? »
(10) La Tribune de l'Economie, le 05/09/2007 - « Ce que les économistes suggèrent à la BCE »
(11) Bulletin de la Banque de France, N° 152, Août 2006
Illustration : Dollars en vrac