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A la fin de l’été 1929, les bulletins
quotidiens ne se bornaient plus à citer quels titres monteraient en séance et de combien, mais bien l’heure à laquelle tel ou tel autre serait ciblé 1 ! En ces jours filés de soie, quiconque pouvait s’ériger
analyste, qui prédît la hausse, avec des chances sûres de succès, cireurs de chaussures compris. Soixante années plus tard, à l’automne 1987, la vista des éditeurs de 800 lettres confidentielles
fut à l'avenant : six à peine, des gâte-sauce, sous-entendirent le krach, mezza-voce 2. Les analystes financiers sont ainsi, inoxydables : ils bannissent la baisse et répugnent à recommander quoi que ce soit à la
vente. En 1999, une étude de Zacks Investment Research, ayant examiné leurs conseils sur quelque 6000 sociétés américaines, montrait qu’à peine 1% de ceux-ci préconisaient la vente, tandis que
69,5% prônaient l’achat 3 : dix ans plus tôt, la proportion à la vente était 9 fois plus
forte !
La hausse est l'essence du Marché, son fonds de commerce. Dans cet univers financier empli de perspectives radieuses,
c’est-à-dire de commissions, de mandats et de plus-values, le pessimisme est une denrée ruineuse. Nul ne doit meurtrir ni saboter la prospérité de tous, qui est au coin de la rue ; sans cesse,
les indices doivent progresser, battre des records, enthousiasmer les acteurs, frapper les esprits pour alimenter la machine en capitaux. Car les investisseurs nouveaux, recrutés au vent, ne
manifestent d’intérêt que pour l’augmentation prochaine des prix ; ils n’ont qu’une vague idée de la valeur à long terme des actifs qu’ils achètent 4. Le revenu de ces biens, la jouissance de les posséder aussi
bien que leur estimation dans le temps relèvent du débat académique, dominés par le désir de la hausse, le frisson du gain. Pas d’alternative possible : le Marché doit être bullishEn 1663, un dénommé Peter Stuyvesant, qui gouvernait la Nouvelle-Amsterdam,
un bourg d'environ 300 maisons, fit ériger un mur de bois pour parer la ville des excès des indiens Algonquins …, tels le logo et le slogan de Merrill
Lynch 5 ! Grâce au ciel, les vestales
du temple sont nombreuses à entretenir le feu sacré ! Soutiers de la cause, analystes et observateurs patentés ont l’optimisme chevillé au corps, ardent, qui nous saisit de tant de plans
contredits. Récession ou croissance, c’est égal : une étude publiée dans Financial World a montré que les analystes ont projeté, sur la période 1982-1997, un progrès moyen des bénéfices du
S&P 500 de 21,9%, au triple de la croissance réelle - 7,8% en moyenne par année 6.
Les pratiques ont-elles changé ? C’est à voir ! Certes, après les abus des bancanalystesCeux d’avant défilaient moins. Isolés, loin des parquets, encastrés entre le contrôle de gestion et la comptabilité, on les imagine, trois-pièces strict, de
préférence sombre, chemise blanche de rigueur, à décrypter d’interminables chroniques de chiffres, de bilans et de perspectives … de la bulle Internet, qui exhortaient à l’achat comme on chante vêpres, les temps sont à l’accalmie, c’est-à-dire au répit. La crise
financière atermoie, mais ne ralentit que provisoirement la prégnance des Marchés. Les cabinets d’analystes, banques corporate et courtiers ont des affaires à mener, de l’épargne à recycler, du
papier à placer. De tels atours ne sont pas à méjuger à l’heure des recommandations ! Alors, on louvoie : « Renforcer », « Conserver », « Alléger » ; on atténue « Neutre Allégé », «
Performance en ligne relative » ; on qualifie : « Attrayant ». Bref, on vend peu. Surtout, on raffine l’opaque. Puis, on rédige la note. Edouard Tétreau, l’analyste qui osa fusiller Vivendi
Universal 7 en 2002, décrit à
merveille la confection de ces chefs d’œuvre sans âme, connivents, souvent de simples copiés-collés mâtinés de formules d’autorité passe-partout. De cet exercice de style, biaisé, naît le
consensus. L’air du temps, en ce début d’année, réunissant 87 analystes ayant opiné sur tout ou partie des majors du CAC, et fourni 832 recommandations, donne le tableau suivant : 59,8% des
conseils sont à l’achat, 11,9% à la vente, 28,3% « à conserver » 8. Une récente étude, hors circuit, rappelle que nos blue chips valent plus cher en Bourse que dans leurs bilans, au triple de leurs
fonds propres - 2,6 fois en moyenne 9.
A l’été 2006,la banque Goldman Sachs fit amende
honorable : la baronne de Wall Street se piqua en effet de rendre à l’analyse financière les lettres de noblesse qu’elle lui avait elle-même extorquées lors de l’affaire Enron.
« Cher client, nous avons compris
que le temps figure parmi vos actifs les plus précieux ». Mieux valant tard que jamais, chaque analyste maison
fut donc prié d’estampiller ses conseils « à l'achat ou à la vente » sans demi-mesure ni artefact de langage 10. Les abonnés y gagnèrent une longueur d’avance sur la
multitude, et les pistoleros du trading, la matière de leurs arbitrages. Jusqu’au-boutiste, la banque exigea également la fixation d'un objectif de cours ! Car la conviction est aussi un
chiffre, même si sa géométrie varie. Effet Galbraith de la brièveté de la mémoire financière ? Le biais haussier des analystes paraît toujours plus marqué sur une vision long termeNouveau millénaire, nouvelle ère. Celle de l’économie vint à
l’aube du troisième, après que le Marché eut survécu à la dévastation monétaire des économies asiatiques, à la liquidation financière de la Russie nucléaire et au fiasco retentissant du hedge
fund le plus fameux de l’écliptique … 3. Prévenance envers les chefs d’entreprise ? Le biais est plus ténu à court terme, notamment à l’approche de la grand-messe des
résultats, quand il s’agit de faire place aux managers désireux d’annoncer des surprises. Ainsi les scores trimestriels des compagnies dépassent-ils généralement les espérances. Ceux de Citigroup
au troisième trimestre 2007 furent horrifiques, mais supérieurs aux attentes, comme ceux de dix-neuf autres sociétés parmi les trente du Dow Jones, au triple des consensus sous-estimés – 6
exactement 11.
Bien qu’électroniques, les marchés financiers ont un dedans, fait d’hommes et de femmes bien réels, qui s’y agitent,
électrons libres ou gens de maison. Quelques-uns, analystes, sont payés pour y faire un travail ; ils ont des chefs, avec qui ils doivent compter - une enquête de l'Institutional Investor parue
en 2001 indique que 61 % des analystes interrogés ont déclaré avoir subi une pression de leur hiérarchie afin de modérer un avis négatif 12 ; ils ont des clients, qui ont des portefeuilles à
défendre et goûtent peu que ceux-ci dépérissent au gré de recommandations contraires ; ils ont enfin des sociétés qu’ils étudient, parfois les mêmes que les précédents, dont ils ne peuvent se
couper au risque de tarir l’information privée qu’elles délivrent et les mannes qu’elles concèdent lors d’opérations financières. L’exubérance très rationnelle des analystes n’est donc
que le résultat de cette triple contrainte, que l’on peut comprendre à défaut de l’admettre. La nature rituelle de leurs déductions n’est qu’une pâture routinière à la
sémantique
léchéeLes ténors du bel canto boursier jargonnent et serinent en choeur : économistes, analystes, journalistes, et, plus généralement, experts, sont passés maîtres dans l'art de
ne rien dire. Une conviction forte, un bel aplomb et un bel espéranto suffisent en effet pour ânonner en boucle ou hurler en meute les mêmes opinions et les mêmes ritournelles
…, connue d’avance, pacotille informationnelle au mieux, ronron cauteleux au pire comme on le vit lors
des folies de l'e-Economie : un courtier indépendant a montré que 75% des 62 courtiers ayant suivi des sociétés qui failliront entre mai et août 2002, avaient conseillé ces titres soit
au maintien, soit à l’achat 13. Tel le
joueur de flûte d’Hamelin, vers la noyade collective.
Il n’y a pas de bons usages dans un mauvais système. L’entrelacs d’intérêts, qui ne permet pas aux uns de juger les autres,
tient quitte les analystes d'une conviction réelle et sérieuse. Voilà qui met assez à l’abri ceux d'entre eux qui craindraient qu’on leur en supposât une. On aura raison d’écouter
distraitement.
(1) John Galbraith (1954) - « La crise économique de 1929 »
(2) François Camé, Frédéric Filloux (1988) - « Le jour le plus bas »
(3) Robert Shiller (1989) - « Exubérance Irrationnelle »
(4) Pierre Balley (1986) - « Mythes et réalités »
(5) Le slogan de la banque d’affaires Merrill Lynch est « Be Bullish ! » (Soyez Optimiste) ;
(6) Financial World, le 26/01/1998 – Etude de David Dreman/Eric Lufkin ;
(7) Edouard Tétreau (2005) - « Analyste, au cœur de la folie financière »
(8) Compilation fondée sur les données fournies par FactSet JCF / Boursorama
Les consensus des 87 cabinets d’analystes – Goldman Sachs est le grand absent - sont ceux arrêtés au 31/12/2007. Outre la
recommandation « Conserver », les avis « Acheter» et « Renforcer » ont été regroupés sous la bannière « Acheter
», de même que les avis « Alléger » et « Vendre » l’ont été sous la bannière « Vendre », afin de proposer un comparatif possible avec les
études de Zacks Investment Research ; rapprochés de celles-ci, on observera que les conseils de cette fin d’année 2007 paraissent analogues à la situation qui prévalait en 1989, deux
années après le krach de 1987.
(9) L’Expansion.com, le 25/10/2007 - « Les pensionnaires du CAC valent plus cher en Bourse ... »
« La valeur boursière des grandes entreprises françaises représente en moyenne plus 2,6 fois la valeur comptable de
leurs fonds propres, selon une étude nommée "profil financier du CAC 40" du cabinet Ricol Lasteyrie et Associés, qui évoque l'application des nouvelles normes comptables IFRS. L'instauration en
2005 de ces normes visait à "améliorer la qualité de l'information financière en présentant une image fidèle de leur situation financière, en termes de patrimoine et de rentabilité", mais leur
application "est loin d'avoir permis un rapprochement entre valorisation boursière et valeur comptable", estime le cabinet. »
(10) La Tribune, édition électronique, 03/07/2006 - « Sans opinion s'abstenir » -
Delphine Cuny ;
(11) Dépêches d’agences (AOL, Cercle Finance, Reuters) entre le 10 et le 30 octobre 2007
Publication des résultats du troisième trimestre 2007 des 30 entreprises du Dow Jones - Résultats supérieurs aux attentes (20/30) - 3M, Altria
Group, American Express, Boeing, Citigroup, Coca-Cola, Disney, Hewlett-Packard, Honeywell, Intel, IBM, Johnson & Johnson, JP Morgan, Merck, Microsoft, Pfizer, Procter & Gamble,
United Technologies, Verizon Communications, Wal Mart Stores ; Résultats en ligne (5/30) – AT&T, Dupont de Nemours, General Electric, McDonalds ; Résultats inférieurs aux attentes (6/30) – Alcoa, American
International Group, Caterpillar, Exxon Mobil, General Motors, Home Depot.
(12) Catherine Sauviat (2003) - « Deux professions dans la
tourmente »
(13) New York Times, le 06/10/2002 , « On reform, it’s time to walk the walk »,
Illustration : Nuée de
billets de banque venue du ciel (Ogmius SA)