Magazine Finances
Nick Leeson ne fut ni l'aîné ni le plus argenticide des traders voyous. D’autres
l’avaient précédé, comme Howard Rubin, qui, dès 1987, avait déshabillé la banque d'affaires américaine Merrill Lynch de quelque 250 millions de dollars, ou Joseph Jett, qui tondit Kidder Peabody
de 400 millions en 1994 sur des bons du Trésor. D’autres l’avaient aussi surclassé, comme Heinz Schimmelbusch qui allégea le conglomérat allemand Metallgesellschaft de 1,6 milliards en 1993 sur
les marchés à terme pétroliers, ou Robert Lafee Citron, le bien nommé, épluchant le comté californien d’Orange de 1,7 milliards en 1994 sur des dérivés de taux 1. Mais Nick Leeson demeurait le plus emblématique d'entre
tous, qui liquida la vénérable banque Barings17 janvier 1995, à l’aube. Kobé, assoupie, s’éveille doucement. Au sud de la ville, face à la baie d’Osaka, les premières lueurs du jour baigneront
bientôt le port, Rokko Island, Port Island, et ces îles que l’homme a gagnées sur la mer. Soudain, à 5h46 locale, la terre se met à gronder … en atomisant 1,4 milliards en 1995 !
Voici cependant que l’Internationale des traders incontrôlés vient d’élire un nouveau chef de file, Jérôme Kerviel : la Société Générale, réveillée en sursaut, serait repassée
de 7,1 milliards de dollars 2 ! A supposer tous mécomptes faits.
La finance n’est pas économe de dollars qui tourbillonnent par milliardsLes
capitaux en jeu sont énormes ; dans l’univers de la finance globalisée, rien n'est qui ne se décline en milliards de dollars. Profits ou pertes, épargne longue ou spéculation court-termiste,
grands investisseurs ou cow-boys de la Bourse, tout est outré, mirifique ou abyssal …, voletant ici, s’évanouissant là, qui n’émeuvent plus personne. L’idée même de la valeur se perd
dans les limbes des machines électroniques, intangible, jusqu’à l’anesthésie complète et la perte de tout sens réel. Adossés sur des promesses d’acheter sans argent ou de vendre sans posséder,
fouettés par le levier des produits dérivés, dopés par un endettement avide d’incessantes baisses de taux, les nouveaux marchés financiers n’en finissent plus d’ajouter du risque au risque,
parfois même là où il n’y en avait pas. Mathématisés à outrance, hors de l’entendement commun, les instruments de cette puissance sont à l’œuvre chaque jour et nous éblouissent de notionnels
colossaux 3. Dans ce concert, les
banques, maisons financières et autres professionnels de l’argent, sont aux premières loges, qui se dévouent corps et âme pour leurs clients. Las, il arrive que leurs soldats au feu, les
traders, soient parfois plus étreints par des positions spéculatives adverses que par les projets d’entreprise : déjouer la vigilance des systèmes de contrôle qu’on avait pourtant garantis,
la veille encore, comme indépassables, n’est alors qu’un aléa de plus à la reconquête des pertes. Quand enfin on entend mugir le Minotaure, un scénario ordinaire se joue : le trader, traître et
relaps, est livré à la vindicte populaire. Et chacun jure qu’on ne l’y reprendra plus.
Or voilà que depuis près de vingt ans, pour s’en tenir à l’ère informatique et à ce que l’on sait, il n’est d’exercice qui ne
soit frappé de l’indignité d’un trader, c’est-à-dire d’une faille coupable dans l’audit des transactions. En septembre 1995, Toshihide Iguchi, qui, tel Nick Leeson, avait les mains libres dans
ses bureaux new-yorkais, marqua ippon contre la banque japonaise Daiwa, la délestant au passage de 1,1 milliards de dollars au terme d’une décennie de fraude. La Daiwa Bank fut aussitôt interdite
d'opérer aux Etats-Unis 4. L’année
suivante, le Japon acheva de tomber des nues : Yasuo Hamanaka, surnommé « le roi du cuivre » mais aussi « Monsieur 5% » pour ce qu’il avait pu acheter, à l’occasion et d’un coup d’un seul, 5% du
cuivre mondial négocié chaque année 5,
plomba Sumitomo, l’une des première maisons de trading nippones, de 2,6 milliards. En 2001, John Rusnak, fera perdre 691 millions à la banque AllFirst de Baltimore, filiale de la major irlandaise
Allied Irish Bank, en misant sur les changes. Voici enfin Brian Hunter, un canadien trentenaire : enhardi par des gains de 800 millions début 2006, il paria que des cyclones dans le golfe du
Mexique hisseraient le prix du gaz ; la météo le desservit. Le hedge fund Amaranth AdvisorsGreenwich Village, Connecticut, cité maudite pour les hedge funds : déjà en 1998, LTCM, le fond spéculatif le plus fameux au monde y avait élu domicile, et
sa faillite exemplaire demeure dans les mémoires … y laissa 6 milliards de dollars et ferma boutique à l’automne suivant. Le même Brian Hunter, fils prodigue, rouvrit peu après
son propre fonds, Solengo Capital Advisors.
Tant de parures et d’affiquets, de capitaux somptuaires et de salaires fastueux que le Marché éparpille, envoûtent les
traders, comme le serpent fascine la proie. Sur la place de Paris, en 2005, plus d’un millier d’entre eux a reçu un bonus de Noël supérieur au million d’euros 6. En 2006, quelque 4200 autres, britanniques ceux-là, parmi
les mieux lotis, auront été primés de plus de 1,5 million d'euros chacun 7. On recrute cher : chez Calyon par exemple, une filiale du Crédit Agricole, on a ainsi débauché à coups de millions d’euros plusieurs
stars de la Société Générale 6. Voilà
qui fouette les sangs et incline peu au respect de misérables règles prudentielles de bureaucrates tatillons. Du reste, Richard Bierbaum ne s’embarrassa-t-il guère de telles procédures
8 : à tout juste 26 ans, embauché par Calyon en mars 2007, devenu en moins d’un trimestre le golden child
du trading de produits de crédit à New York, le jeune trader nettoiera la banque de 250 millions d’euros dès septembre ! A-t-on jamais vu affaire si rondement menée ! Jérôme Kerviel, 31 ans,
ne profitera pas lui non plus du mercato que l’on a dit, se satisfaisant d’un modeste salaire de 100.000 euros annuels à la Société Générale. Et l’on a peine à croire qu’à la suite du
barouf occasionné par l’épopée de « Chip » Bierbaum, tous les sens en alerte, à l’affût du moindre signe, nul n’ait pu discerner les roueries du mâle alpha en gestation, qui duraient depuis
plus d'un an !
L’affaire Kerviel est inouïe ; car, pour réaliser 4,9 milliards d’euros de pertes en soldant les opérations 9, fallait-il que la position spéculative fût énorme, sans
doute de l’ordre de cinquante milliards d’euros 10, sinon plus, supérieure au déficit budgétaire de la France ! Ces
manquements à la raison nous glacent tant ils rendent possibles, c’est-à-dire concevables, des infortunes plus abyssales encore ; l’esprit tourneboulé par des chiffres qui n’éveillent plus rien,
le cerveau désorganisé et l’âme en goguette dans quelque univers enchanté, plusieurs vies dans leur besace, d’autres traders surgiront, qui stupéfieront le monde. Les logiques de contrôle ne
semblent que de piètres pare-feux, souvent court-circuitées par qui amasse assez de vécu dans la chaîne d’audit. Du Japon aux Etats-Unis, en tout point de l’écliptique, depuis un quart de siècle,
la planète finance nous offre ce triste spectacle de son incapacité à discipliner ses flux et ses troupes. Ironie de l’histoire, Daniel Bouton, ci-devant PDG de la Société Générale estoquée,
est aussi à diriger pour la place de Paris les travaux dits de Bâle II, qui tentent de limiter le risque bancaire dans le monde. Que penser de ces mécanismes alambiqués, incapables de discerner
les ruses d’un trader, quand maraude la crise systémique ? Les experts de la finance peinent à évaluer un risque qu’ils nous gagent sous tutelle. Dont le leur propre. C’est effrayant.
La Société Générale est l’un des camps de base favoris de polytechniciens et d'autres rockets scientists tels que
William Sharpe, Nobel d’économie, désignait ceux de LTCM. Cet aréopage nous aura assez appris en peu de temps : d’une part, que l’on peut gagner de l’argent facilement en prêtant à des ménages insolvablesCôté cour, des équations, longues comme un jour sans
pain, qui s’échinent à décrire des mondes enchantés où l’homme figure à peine, esquissé au crayon et dans la marge ; côté jardin, la haute finance, appliquée, consentante jusqu’au dernier
transport, qui excelle dans l’art d'animer les équations qu’on a dites, c’est-à-dire d’y trouver le prétexte à sa quête incessante du gain … (subprimes) et ne rougir de rien
pourvu qu’on arrive, d’autre part, que l’on peut perdre cet argent aussi rapidement en dépit du risque mathématisé ; la finance, notamment américaine, a mieux dû son salut à l’injection
massive des fonds souverains qu’au génie calculatoire de ses élites. On apprit surtout que l’on peut perdre plus encore en ménageant mal sa propre maison, un comble pour qui se mêle
d'économie 11. Financiers compris.
(1) Encyclopédie Wikipédia - « List of trading losses »
(2) Soit 4,9 milliards d'euros ;(2) Yan Barcelo -« La vraie nature des dérivés »
« La Banque des règlements internationaux (BRI), qui seule collige des chiffres sur ce secteur d’activité à l’échelle
mondiale, rapporte que la valeur notionnelle des dérivés totalisait 248.000 milliards $ US à la fin de 2004, soit une croissance de 26 % par rapport à 2003, faisant suite à une croissance de
39 % cette année-là. Depuis 1990, alors que le total n’atteignait que 7.000 milliards de $ US, la croissance annuelle a été en moyenne de 31,6 %. (Ndla : la valeur notionnelle est le montant du sous-jacent, non un indicateur des montants échangés) ... Les flux de capitaux réels ne représentent [cependant]
qu’une fraction des valeurs notionnelles dont ils découlent. C’est pourquoi la BRI parle de la juste valeur marchande brute des dérivés, qu’elle évaluait à 9.100 milliards $ US à la fin de
2004, soit 3,6 % du total notionnel ». Plus de 4 fois le PIB de la France.
(5) Nouvel Observateur, Semaine du 16/03/2006 - « Finance : ces salariés plus riches que les PDG »
(6) L’Expansion.com, le 06/11/2006 - « Les golden boys célèbrent le retour des bonus records »
(7) Libération, le 12/10/2007 – « Chip, 26 ans et
250 millions de pertes »
« Dans une interview qu’il a donné à Bloomberg, le trader [Richard Bierbaum] … n’a pas froid aux yeux. Alors qu’il n’avait qu’une seule
expérience de trading avant de rejoindre Calyon en mars, il accuse ses chefs et annonce avoir fait appel à un avocat pour laver son nom. " C’est ma parole contre la leur ". La
porte-parole de Calyon à Paris, Anne Robert, maintient qu’il s’agit d’un incident isolé, résultat d’un salarié qui a dépassé les limites et n’a pas respecté les procédures de risques. Bierbaum
refuse, lui, de porter le chapeau et dit avoir envoyé des rapports quotidiens à ses superviseurs, ainsi qu’au département de gestion des risques »
(8) Les Echos, le 26/01/2008 - « Jérôme Kerviel : l’homme aux 4,9 milliards d’euros »
« Jérôme Kerviel aurait acheté 140 000 contrats sur l'indice-vedette DAX en Allemagne " il y a quelques semaines " a révélé samedi le site Internet de
l'hebdomadaire allemand Spiegel. " Si l'on admet que Kerviel est entré sur le marché quand le DAX était au-dessus de 8 000 points, la Bourse devait alors créditer chaque jour 25 euros par
contrat sur le compte de la Société Générale pour chaque point gagné. A l'inverse, pour chaque point perdu sous les 8 000, la Bourse récupérait 25 euros " de la banque française, écrit le
Spiegel. " Or, le DAX a perdu 600 points entre le début de l'année et le 18 janvier - et Kerviel probablement autour de 2 milliards d'euros " explique le site Internet qui
indique que " les patrons de la banque parisienne ont reçu d'Allemagne les signaux d'alerte " sur ces pertes colossales »
(9) AFP, le 27/01/2008 - « Société
Générale : garde à vue prolongée pour Kerviel ... »
(10) Economie, du grec « Oikos nomos » : de la gestion de la maison ;
Illustration : Un
trader à la loupe