Se focalisant à chaque fois sur un aspect précis, les entrées de ce dictionnaire égoïste et amoureux donneront (je l'espère) l'envie de (re)découvrir les grandes figures de la discipline.
Au coin du feu avec Rosalind Krauss
Qu'ils nous parlent de Picasso, Rodin, Brancusi, Don Judd ou Richard Long, ses articles ont toujours pour but de démonter point par point les théories modernistes, dont l'historicisme "enragé" a faussé notre perception des œuvres d'art. Krauss fait baisser la température, emprunte méthodes, paradigmes et schémas aux linguistes, sémiologues et logiciens. Elle propose une critique épurée de toute subjectivité. Féministe, néo-marxiste, ses idées sont souvent controversées mais frappent de leur érudition, et font entrer la critique d'art dans l'ère postmoderne.
Son texte sur les bouleversements de la sculpture des années soixante est extrêmement significatif (2), cette sculpture qui sort de l'atelier et va épouser la nature. Elle tente ici de redéfinir le concept de "sculpture", non pas en l'étirant, comme le font les théoriciens qu'elle attaque et qui selon elle ne font que flouter un peu plus un vocable précis ("nous savons très bien ce qu'est une sculpture", dit-elle, citant le Constantin du Bernin) mais en créant un "champ élargi" qui pourrait contenir en lui toutes ses formes d'expression. Un projet excluant toute linéarité évolutionniste au profit d'un réseau de connections logiques.
Elle emprunte alors à Levi-Strauss le Groupe de Klein, d'abord mis au point par un logicien, et récupéré par des linguistes. Grâce au jeu des contraires cher aux structuralistes ("Il n'y a de sens que dans la différence" disait Saussure), chaque œuvre peut trouver sa place dans un
En bas du schéma, la sculpture moderniste. Celle qui, après la suppression du socle, se définit par ce qu'elle n'est pas (ni paysage dans un paysage, ni architecture dans une structure architecturale). A droite, ce qui est à la fois architecture et non-architecture (structures diverses, Don Judd, Robert Morris). Idem à gauche avec le paysage (Richard Long et ses "sites marqués"), tandis qu'en haut se trouvent ces œuvres qui se partagent les caractéristiques de l'architecture et du paysage. L'exemple parfait reste le labyrinthe, mais il est possible d'y inclure certains land-artists qui construisent d'immenses structures dans la nature (comme la Spiral Jetty par exemple).
Il est très difficile de résumer la force de ce texte en si peu de lignes, mais il est déjà possible d'entrevoir le préoccupations de Krauss: en finir avec l'imprécision et les anachronismes futiles, sortir de l'impasse du biographique dans laquelle certain critiques et historiens tournent en rond. Plutôt créer, à l'aide de nouveaux outils, des paradigmes durables et neutres, sans égratigner les catégories classiques de l'art mises à mal par l'éclatement des pratiques.
Quelle froideur, disent certains. Et pourquoi pas des statistiques? Il n'est pas une seule fois question dans ce texte de matière, d'idées... Pourtant, on sent chez Krauss, dans son style de pamphlétaire, l'amour pour un art qu'elle essaye de défendre, de protéger. A la deuxième lecture, on trouve des similitudes formelles entre le schéma et certaines œuvres données en exemple, des références cachées, tout autant de petits jeux intellectuels qui trahissent le chaleureux plaisir que Krauss prend à écrire. Il est toujours possible de rentrer dans la partie... ... à condition d'étudier à la Columbia University.
(1) R. Krauss, The Originality of the Avant Garde and Other Modernist Myths, 1985, p. 1. Rassemblement d'articles parus dans son excellente revue October, traduit en français chez Macula.
(2) R. Krauss, "Sculpture in the Expanded Field" in October, Vol. 8. (Spring, 1979), p. 30-44. Disponible sur JSTOR.