L'histoire de l'art place à juste titre les œuvres et les artistes sous les projecteurs. Cependant, en dehors du musée, ce sont ces textes qui nous permettent de guider et d'enrichir notre regard. Ils peuvent être savants et difficiles, ou à l'inverse narratifs et accessibles: seuls les grands maîtres savent grâce à leur plume joindre ces deux discours. Ce sont ceux-là que je voudrais présenter dans un ensemble d'articles qui constitueront une deuxième série.
Se focalisant à chaque fois sur un aspect précis, les entrées de ce dictionnaire égoïste et amoureux donneront (je l'espère) l'envie de (re)découvrir les grandes figures de la discipline.
Au coin du feu avec Rosalind Krauss
„Can it be argued, that the interest of critical writing lies almost entirely in its method ?“. C'est ainsi que commence le recueil d'essais majeur de Rosalind Krauss (1). Née en 1941, elle était alors adolescente à la mort de Pollock, à l'apogée de l'expressionnisme abstrait américain, au moment ou les théories formalistes de Clement Greenberg dominaient le monde de la critique d'art. Ses idées se sont donc logiquement développées à l'encontre de cette vision moderniste - celle de l'artiste-héros n'œuvrant que pour la planéité et l'autonomie de la peinture, au profit de la boîte à outils néo-structuraliste mise à disposition par la nouvelle école française.
Qu'ils nous parlent de Picasso, Rodin, Brancusi, Don Judd ou Richard Long, ses articles ont toujours pour but de démonter point par point les théories modernistes, dont l'historicisme "enragé" a faussé notre perception des œuvres d'art. Krauss fait baisser la température, emprunte méthodes, paradigmes et schémas aux linguistes, sémiologues et logiciens. Elle propose une critique épurée de toute subjectivité. Féministe, néo-marxiste, ses idées sont souvent controversées mais frappent de leur érudition, et font entrer la critique d'art dans l'ère postmoderne.
Son texte sur les bouleversements de la sculpture des années soixante est extrêmement significatif (2), cette sculpture qui sort de l'atelier et va épouser la nature. Elle tente ici de redéfinir le concept de "sculpture", non pas en l'étirant, comme le font les théoriciens qu'elle attaque et qui selon elle ne font que flouter un peu plus un vocable précis ("nous savons très bien ce qu'est une sculpture", dit-elle, citant le Constantin du Bernin) mais en créant un "champ élargi" qui pourrait contenir en lui toutes ses formes d'expression. Un projet excluant toute linéarité évolutionniste au profit d'un réseau de connections logiques.
Elle emprunte alors à Levi-Strauss le Groupe de Klein, d'abord mis au point par un logicien, et récupéré par des linguistes. Grâce au jeu des contraires cher aux structuralistes ("Il n'y a de sens que dans la différence" disait Saussure), chaque œuvre peut trouver sa place dans un espace théorique de liberté artistique.
En bas du schéma, la sculpture moderniste. Celle qui, après la suppression du socle, se définit par ce qu'elle n'est pas (ni paysage dans un paysage, ni architecture dans une structure architecturale). A droite, ce qui est à la fois architecture et non-architecture (structures diverses, Don Judd, Robert Morris). Idem à gauche avec le paysage (Richard Long et ses "sites marqués"), tandis qu'en haut se trouvent ces œuvres qui se partagent les caractéristiques de l'architecture et du paysage. L'exemple parfait reste le labyrinthe, mais il est possible d'y inclure certains land-artists qui construisent d'immenses structures dans la nature (comme la Spiral Jetty par exemple).
Il est très difficile de résumer la force de ce texte en si peu de lignes, mais il est déjà possible d'entrevoir le préoccupations de Krauss: en finir avec l'imprécision et les anachronismes futiles, sortir de l'impasse du biographique dans laquelle certain critiques et historiens tournent en rond. Plutôt créer, à l'aide de nouveaux outils, des paradigmes durables et neutres, sans égratigner les catégories classiques de l'art mises à mal par l'éclatement des pratiques.
Quelle froideur, disent certains. Et pourquoi pas des statistiques? Il n'est pas une seule fois question dans ce texte de matière, d'idées... Pourtant, on sent chez Krauss, dans son style de pamphlétaire, l'amour pour un art qu'elle essaye de défendre, de protéger. A la deuxième lecture, on trouve des similitudes formelles entre le schéma et certaines œuvres données en exemple, des références cachées, tout autant de petits jeux intellectuels qui trahissent le chaleureux plaisir que Krauss prend à écrire. Il est toujours possible de rentrer dans la partie... ... à condition d'étudier à la Columbia University.
(1) R. Krauss, The Originality of the Avant Garde and Other Modernist Myths, 1985, p. 1. Rassemblement d'articles parus dans son excellente revue October, traduit en français chez Macula.
(2) R. Krauss, "Sculpture in the Expanded Field" in October, Vol. 8. (Spring, 1979), p. 30-44. Disponible sur JSTOR.