Une fourgonnette s'arrête, quelques personnes en descendent et investissent un immeuble. C'est la scène que l'on s'imagine à la vue des plaquettes dorées scellées sur le sol entre les pavés des trottoirs berlinois. On peut y lire des dates, des noms de familles et de villes malheureusement connues ou l'on promettait, grâce à une certaine conception du travail, les joies d'une certaine conception de la liberté. Dans le quartier de Schöneberg, des panneaux informent froidement des décrets en vigueur dans les années 1930. Le passant devient le témoin anachronique et impuissant d'une atrocité qu'il est difficile de s'imaginer encore naissante.
Berufsverbot für jüdische Musiker. 31.3.1935
(Il est interdit aux musiciens juifs d'exercer leur métier)
Jüdische Verlage und Buchlandlungen sind bis zum Jahresende aufzulösen. 29.12.1938
(Les maisons d'édition et les librairies juives doivent fermer avant la fin de l'année)
Se souvenir, oui. Mais comment? La méthode à adopter est une question que l'on travaille depuis plus d'un demi-siècle en Allemagne. Elle est aujourd'hui une nouvelle fois au cœur de l'actualité politique française. Certains peintres ont maltraité, retourné leurs tableaux pour estomper une réalité insupportable. Certains écrivains ont simplement témoigné. Tous les médiums ont difficilement cherché, puis trouvé une réponse.
Celle du polonais Daniel Libeskind est bouleversante: il a fait émerger d'une plaie éternelle un bâtiment unique et somptueux. Depuis 1998, l'entrée dans le Jüdisches Museum de Berlin provoque d'intenses émotions à ses visiteurs. Consacré essentiellement aux 2000 ans de présence de la culture juive en Allemagne, la Shoah y est bien sûr largement évoquée - peu par des mots et des images - surtout par des espaces.
Le visiteur commence par descendre un escalier et se retrouve à l'intersection de deux axes, celui de la continuité, et celui de l'exil. Tout est bancale, les murs faiblement inclinés aux angles, l'équilibre malmené. Le premier chemin mène à un immense escalier donnant accès aux collections, l'autre à un jardin, ou plutôt une petite cour sèche étrangement penchée, rythmée par d'imposantes piles de béton portant chacune en leur sommet un jeune olivier. Une belle et simple iconographie qui s'éclaire spontanément, dès leur présence révélée.
Ces deux axes sont transpercés d'un troisième, celui de l'holocauste. Arrivé à son terme le plafond est plus bas, le couloir plus étroit, seule une porte trapézoïdale sur laquelle veille un gardien attire l'attention.
Les visiteurs entrent alors par petits groupes dans la tour de l'holocauste, pièce absolument extraordinaire, théâtrale sans pathos, vide mais signifiante. Le gardien rabat la porte métallique pendant que les visiteurs prennent connaissance de l'espace sombre qu'ils investissent. Seule une fente de lumière naturelle rend perceptible l'étroitesse de la pièce aux murs gris et froids. Avec ses vingt-quatre mètres de haut, toute la puissance expressive de l'architecture s'acharne sur le corps pendant que les pensées confuses tournent les pages les plus sombres des années 1940. Les visiteurs les plus sensibles - ou simplement claustrophobes - sortent vite, souvent après avoir remarqué la triste absurdité de cette longue échelle métallique qui se trouve au coin de la pièce. Elle commence à plusieurs mètres du sol, inatteignable.