Croisé lors de la lecture de La vie de Cézanne par Henri Perruchot (1956), cet article mérite le détour. Le polémiste Henri Rocheford l'a craché en 1903, peu après la "vente Zola", lot éclectique contenant bibelots et autres toiles, souvent celles de ces amis. Ce que l'auteur ne semble pas avoir compris, c'est que pour Zola, Cézanne n'en est plus un - et inversement. Malgré la chaleur qu'a eu leur amitié d'enfance (l'embourgeoisement de l'un dans son château de Medan, les colères de l'autre face à ses échecs successifs) l'image d'une jeunesse symbiotique et ambitieuse s'est érodée. Inutile d'évoquer L'Oeuvre (1886) qui n'a fait que briser un lien déjà distendu. Bref, Zola n'avait plus aucune estime pour les recherches de Cézanne, et joindre leurs goûts comme le fait ce pamphlétaire révèle de profondes méconnaissances. Celles-ci seraient excusables si l'ensemble n'était pas teinté d'un antisémitisme, qui non content de ramper, se met à marcher fièrement.
Cette véhémence débraillée se retrouve ici au service d'un bien étrange croisement d'art plastique, de littérature, d'esthétique et de politique. Je vous laisse savourer.
"Hier, en entrant à l'exposition particulière de la vente Zola, je croyais m'y rencontrer avec tout le groupe des intellectuels à cheveux plats et tous les snobs du dreyfusisme (...).
Mais ces gens-là sont malins comme tout. Ils ont deviné à quels lazzi ils s'exposeraient en se montrant, eux, juifs ou judaïsants, eux, libres penseurs jusqu'aux moelles, au milieu des triptyques représentant la passion du Christ et des statues en bois colorié des saints, saintes, martyrs et bonnes Vierges qui font de cette collection le plus étonnant bric-à-brac religioso-catholique dont on ait jamais encombré une maison (...).
Les toiles modernes que Zola avait mêlées à ces fonds de magasins provoquaient dans la foule une hilarité sans mélange. Il y a là une dizaine d'oeuvres, paysages ou portraits, signées d'un ultra-impressionniste nommé Cézanne et qui mettraient en gaieté Brisson lui-même (1).
On se tordait notamment devant une tête d'homme brun et barbu dont les joues martelées à la truelle semblaient la proie d'un eczéma. Les autres peintures du même artiste avaient tout l'air d'un défi non moins direct à Corot, à Théodore Rousseau, et aussi à Hobbema et à Ruysdaël.
Pissarro, Claude Monet et les autres peintres les plus excentriques du plein air et du pointillé - ceux qu'on a appelés les "peintres à confetti" - sont des académiques, presque des membres de l'Institut, à côté de cet étrange Cézanne dont Zola a ainsi récolté les productions.
Les experts chargés de la vente ont éprouvé eux-mêmes un certain embarras à cataloguer ces choses fantastiques et ont accompagné chacune d'elles de cette note, pleine de réticences: "Oeuvres de la première jeunesse" (2).
Si M. Cézanne était en nourrice quand il a commis ces peinturlurages, nous n'avons rien à dire, mais que penser du chef d'école qui prétendait être le châtelain de Médan et qui poussait à la propagation de pareilles insanités picturales? Et il écrivait des "Salons", où il se donnait les gants de régenter l'art français !
Le malheureux n'a donc jamais vu d'un peu près un Rembrandt, un Velasquez, un Rubens ou un Goya? (...). Il ne reste, comme suprême manifestation de l'art cher à Zola, qu'à mettre le feu au Louvre.
Nous avons souvent affirmé qu'il y avait des dreyfusards longtemps avant l'Affaire Dreyfus. Tous les cerveaux malades, les âmes à l'envers, les louchons et les estropiés étaient mûrs pour la venue du Messie de la Trahison. Quand on voit la nature comme l'interprétaient Zola et ses peintres ordinaires, il est tout simple que le patriotisme et l'honneur vous apparaissent sous la forme d'un officier livrant à l'ennemi les plans de la défense du pays.
L'amour de la laideur physique et morale est une passion comme une autre."
Henri Rochefort, L'intransigeant, 1903
(1) Henri Brisson (1835-1912). Avocat et homme politique français, défenseur de Dreyfus
(2) Zola ne possédait de Cézanne, il est vrai, que des travaux de jeunesse, ceux de sa période la plus rude (le "baroque sombre", disait le critique allemand J. Meier-Graefe) et dont la réception fût la plus difficile.