Interdépendance croissante des économies, révolutions arabes, crise de la zone Euro, thématique de la « démondialisation »… chacun sent bien que les enjeux internationaux s’invitent au cœur des élections présidentielles 2012. Pourtant, peu de place leur est accordée dans les médias, ceux-ci privilégiant souvent un prisme d’analyse « franco-français ».
La série 2012 vu d’ailleurspropose un éclairage nouveau de la Présidentielle. Chaque épisode passera en revue les relations entre la France et l’un des principaux pays du globe : état des relations diplomatiques, intérêt des opinions publiques pour les élections et perception des candidats français, etc.
L’actualité récente autour du projet de loi sur la pénalisation par la France de la négation du génocide arménien de 1915 a brutalement ramené au premier plan la question des relations (souvent compliquées) entre la France et la Turquie. Avec, il est vrai, une nuance de taille : alors qu’en Turquie, l’affaire figure en bonne place dans les médias et les débats politiques, en France, l’opinion publique semble s’en désintéresser. Preuve de ce désintérêt, aucun sondage d’opinion concernant le projet de loi et ses répercussions n’était encore disponible au moment d’écrire ces lignes…
Il faut dire qu’en France, la situation économique intérieure est autrement plus préoccupante, avec l’annonce fin décembre 2011 d’un taux de chômage à son plus haut niveau depuis 1999. De plus, les rapports avec la Turquie semblent souvent se résoudre à la lancinante question « Pour ou contre la Turquie dans l’Europe ? », une question qui, à la lueur de la crise qui secoue les pays européens, prend un tour nouveau.
Essayons donc d’analyser, par-delà la polémique, les fondamentaux des relations franco-turques, avant de se consacrer à une étude plus circonstanciée des enjeux et des principaux acteurs de la Présidentielle 2012 vue de Turquie.
D’un désir d’Europe certain…
La Turquie est un pays carrefour par essence : géographique, culturel, religieux… Une identité qui est généralement source de fierté pour la plupart des Turcs, comme l’est la fondation, en 1923, d’une république moderne par Mustapha Kemal Atatürk. Le modèle alors ouvertement revendiqué est celui de la république française, un choix qui va bien entendu contribuer à l’établissement de relations privilégiées entre les deux pays pendant de longues décennies.
Le multipartisme en Turquie est une réalité depuis les années 1950, avec une nette tendance bipartite. Les kémalistes du CHP représentent une gauche « à l’occidentale », non marxiste, tandis que l’AKP (le parti actuellement au pouvoir du Premier Ministre Erdogan) rassemble libéraux et conservateurs. Historiquement, la perspective de l’adhésion à l’Union Européenne est un but qui fait généralement consensus dans la classe politique turque, du moins parmi les partis de gouvernement. Un consensus qui a permis à la Turquie de devenir officiellement candidate à l’adhésion en octobre 2005.
L’opinion publique turque, elle, est alors globalement en phase avec ses dirigeants. A l’automne 2005, selon l’Eurobaromètre Standard 64, près des deux tiers des Turcs avaient une opinion positive de l’UE (60%), contre 20% d’opinions négatives, et 15% d’opinions neutres (5% de sans réponses). (1) A comparer, dans la même enquête, aux 44% seulement d’Européens ressortissants d’Etats membres qui disaient avoir une opinion positive de l’UE ! En définitive, 75% des Turcs se déclarent alors en faveur de l’adhésion de leur pays à l’Union Européenne.
Le principal facteur explicatif de ce « désir d’Europe » semble avant tout pragmatique. En effet, toujours selon l’Eurobaromètre de l’automne 2005, l’Union Européenne était avant tout synonyme en Turquie de « prospérité économique » (41% de citations, ce qui en faisait le trait d’image le plus fort), ainsi que de « protection sociale » (32% de citations). Les valeurs de « paix », de « démocratie » et de « diversité culturelle », bien que présentes, ne revêtent alors qu’une importance secondaire.
De l’avis de nombreux observateurs, la perspective de l’adhésion à l’Union Européenne aurait donc joué, au cours des dernières décennies, le rôle de « carotte ». Tout en maniant le « bâton » des réformes nécessaires, la classe politique aurait fait miroiter les bénéfices de l’adhésion à une opinion publique peu suspecte d’idéalisme, mais néanmoins suffisamment pragmatique pour vouloir croire à ces bénéfices.
…à un certain dédain d’Europe ?
Mais tout s’accélère lors de la décennie 2000-2010. Celle-ci commence en Turquie par une grave crise bancaire qui freine la dynamique économique alors en cours et lamine le CHP alors au pouvoir. Un épisode qui a cependant des répercussions positives lorsque la crise financière éclate à l’échelle mondiale en 2008. Le pouvoir politique en place est solide et stable : l’AKP confirme son excellent score face au CHP en 2007, et remporte à nouveau la majorité en 2011, même si son avance s’érode. Les réformes et les ajustements les plus douloureux ont été réalisés depuis quelques années déjà, et les sacrifices consentis pour surmonter la crise de 2001-2002 commencent alors à payer.
Résultat ? La Turquie connaît, à l’inverse de la plupart des pays d’Europe qui s’enfoncent dans la récession, un taux de croissance de l’ordre de 9% en 2010, et s’installe en tant que 6ème économie d’Europe et principal partenaire commercial de l’Union Européenne. Finie, donc, l’image bucolique et un tantinet méprisante d’une Turquie essentiellement rurale, cantonnée au tourisme et à la production de figues et de fruits secs !
Mais surtout, quelle revanche vis-à-vis des pays européens qui se sont montrés tatillons sur la question de l’adhésion de la Turquie à l’Europe, et sont accusés de faire traîner les négociations entamées officiellement depuis 2005 ! Et notamment vis-à-vis de la Grèce, rival historique de la Turquie, qui s’enfonce depuis 2009 dans un abîme d’endettement et de récession économique. Forte de ces bons résultats, une partie de l’opinion publique et de la classe politique turque déclare aujourd’hui que la Turquie n’a pas besoin de l’Europe – à leurs yeux, ce serait plutôt l’inverse…
Ainsi, si selon l’enquête Transatlantic Trends 2011, 55% des Turcs estiment encore que « l’adhésion à l’UE serait une bonne chose pour l’économie turque », ce résultat est en retrait de 19 points par rapport à 2005. (2) Les Turcs ne se font pas non plus d’illusions quant à leurs chances d’adhésion dans un futur proche, puisque 60% d’entre eux jugent cette perspective « improbable ». Et en termes d’intérêt économique, stratégique ou de sécurité, ils sont d’ailleurs plus nombreux à attribuer davantage d’importance aux Etats-Unis ou aux pays voisins du Moyen-Orient qu’à l’Union Européenne.
Enfin, ce basculement des perceptions est particulièrement visible dans les premiers résultats de l’Eurobaromètre 76 de l’automne 2011, publiés il y a quelques jours par la Commission Européenne. Selon ces résultats, les Turcs sont 35% à juger positive la situation de leur économie nationale, contre seulement 26% qui jugent positivement la situation économique de l’UE. Mais plus encore, l’affirmation selon laquelle l’UE serait synonyme de prospérité économique chute brutalement, atteignant 13% de citations, et perdant donc 18 points par rapport au printemps 2011 (31%), et 28 points par rapport à l’automne 2005 (41%). (3)
2012 vu du Bosphore : « tout sauf Sarkozy ? »
Ce dédain de l’Europe se cristallise aujourd’hui autour de Nicolas Sarkozy, qui a toujours affirmé son opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, lui préférant un compromis entre « le tout adhésion et l’association », selon ses propres déclarations.
Pour beaucoup de Turcs, le Président français incarne l’attitude condescendante de la classe politique européenne à l’égard de leur pays. En témoigne l’affaire du chewing-gum mâché par Nicolas Sarkozy lors d’une trop courte visite officielle à Ankara en février 2011. Une entorse à l’étiquette diplomatique qui n’a laissé que peu de traces en France, mais a fait de véritables dégâts dans une opinion publique turque plutôt fière, et goûtant peu ce qui lui a semblé être un manque de respect manifeste.
A cela s’ajoute donc le surgissement au premier plan de la question de la pénalisation de la négation du génocide arménien, remise à l’ordre du jour par Nicolas Sarkozy lui-même. Une initiative qui, à quelques mois de l’élection présidentielle, est largement décryptée comme une manœuvre électoraliste, visant à conquérir les votes des quelques 500 000 électeurs d’origine arménienne établis sur le sol français.
Pas étonnant dès lors que le Hürriyet Daily News, la version anglophone du quotidien national de référence en Turquie, ait accueilli en ces termes la victoire de François Hollande aux Primaires Citoyennes d’octobre dernier : « Hollande, le ‘modeste’ candidat nouvellement élu du Parti Socialiste à l’élection présidentielle, fabricant de consensus et virtuellement inconnu hors de France, est le probable vainqueur des prochaines élections, face à Sarkozy et son style showbiz »… (4)
Marc-André Allard
Directeur Conseil
Brain Value – Études & planning stratégique
Chargé de cours au CELSA (Paris IV-Sorbonne)
(1) Enquête Eurobaromètre Standard 64, réalisée à l’automne 2005 par TNS Opinion pour le compte de la Commission Européenne, et consultable sur le site de la Commission Européenne
(2) Enquête Transatlantic Trends 2011, réalisée au printemps 2011 par TNS Opinion pour le compte du German Marshall Fund of the US, et consultable sur le site dédié
(3) Enquête Eurobaromètre Standard 76, réalisée à l’automne 2011 par TNS Opinion pour le compte de la Commission Européenne, et consultable sur le site de la Commission Européenne
(4) “The Socialist Party’s newly elected ‘low-key’ presidential nominee Hollande, who is a managerial consensus- builder and a virtual unknown outside France, is likely to win the next elections against showbiz style Sarkozy”, Hollande to face Sarkozy, Hürriyet Daily News, 17 octobre 2011