Et il vaut le faire pour de bonnes raisons avant d’avoir à le faire pour de mauvaises… Je m’explique.
L’Assemblée Nationale viens d’adopter une proposition de loi visant à pénaliser la négation des génocides reconnus comme tel par le code pénal. C’est bien sûr le génocide arménien de 1915 dans l’Empire Ottoman qui est au coeur de cette proposition – la Turquie ne s’y est pas trompée – car elle vient à la suite de propositions similaires plus ciblées : celle de 2006 visant à pénaliser la négation de l’existence du génocide arménien, proposition votée à l’AN mais retoquée au Sénat, et celle de 2010 déposée puis refusée au Sénat.
Ces propositions déposées par des membres du PS avaient été refusées par un Sénat de droite, mais maintenant que la gauche y est majoritaire, d’aucuns se sont sans doute dits que cela pouvait peut-être enfin passer, tandis que d’autres font mine de s’y opposer alors qu’ils ont voté la loi de 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien… Passons.
Ce qui pose problème ce n’est pas tant de pénaliser que de voter des “lois mémorielles”, lois qui de fait ont pour fonction d’établir une vérité historique. Or en Histoire, comme en Sciences, il n’y a pas de vérité figée : c’est mouvant en fonction des travaux des chercheurs. Aurait-on l’idée de voter une loi pour reconnaitre l’existence de la relativité d’Einstein ou l’existence des virus ? A noter au passage, qu’on se permet avec les Sciences humaines ou “molles” ce que l’on ne se permettrait pas avec les Sciences “dures”…
En France, dans un passé récent, les lois mémorielles se sont multipliées : loi Gayssot de 1990 visant à pénaliser la négation des crimes contre l’humanité dont le génocide juif, loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien, loi Taubira de 2001 reconnaissant “que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité”. Que de précisions ! N’en jetez plus !
La concurrence mémorielle est lancée, avec risques d’anachronisme à l’appui. Quid du massacre des Vendéens ou du massacre des Albigeois ? Sont-ce des génocides ou des crimes contre l’humanité ? Ces notions créées en 1945, seraient plus utiles pour juger du présent ou de l’avenir que du passé.
En 2005, des historiens ont protesté et demandé l’abrogation de toutes ces lois. En vain. Ironie du sort, en 2008, une mission parlementaire sur les questions mémorielles a conclu que “le rôle du parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanction pénales“. Tout est dit.
De plus l’actuelle proposition de loi va plus loin que la décision cadre du Conseil de l’UE qu’elle invoque, comme le signale l’historien Pierre Nora dans un article du Monde :
Devant la décision de Bruxelles, la France avait choisi une “option” qui consistait à ne reconnaître que les crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre déclarés tels par une juridiction internationale. C’était admettre l’éventualité d’une criminalisation des auteurs du génocide au Rwanda, au Kosovo et autres crimes internationaux contemporains, mais mettre les historiens qui travaillent sur le passé à l’abri de toute mise en cause. La loi actuelle s’applique à tous les crimes qui seraient reconnus par la loi française. En termes clairs, la voie est ouverte pour toute mise en cause de la recherche historique et scientifique par des revendications mémorielles de groupes particuliers puisque les associations sont même habilitées par le nouveau texte à se porter partie civile. [...] D’autant plus que la loi n’incrimine plus seulement la “négation” du génocide, mais introduit un nouveau délit : sa “minimisation”, charmante notion que les juristes apprécieront. [...] Faut-il leur rappeler que c’est l’histoire qu’il faut d’abord protéger, parce que c’est elle qui rassemble, quand la mémoire divise ?
Le parlement n’a pas à dicter une histoire ou une mémoire officielle et encore moins quand cela concerne exclusivement l’histoire d’un autre pays. C’est une atteinte à l’Histoire mais aussi à la souveraineté. Que dirait-on si l’Allemagne se mettait à légiférer sur les massacres des protestants lors des guerres de religion ou sur les “dragonnades” au motif que des protestants français s’y sont réfugiés ? La Turquie, comme précédemment, n’a pas manqué d’évoquer les massacres commis par la France en Algérie en utilisant le mot génocide, sur quoi l’Algérie a rebondi à son tour. C’est sans fin avec cette boite de Pandore, le “choc des civilisations” garanti à l’extérieur mais aussi à l’intérieur avec une concurrence des mémoires.
Car j’arrive enfin à mon 2nd point : la Turquie est maintenant une puissance économique et politique montante au Moyen-Orient alors que la France se débat en pleine crise économique, financière et européenne. Les rapports de force pourraient changer. Et la France être amenée à céder par crainte de la Turquie c’est-à-dire pour de mauvaises raisons… L’abrogation de toutes les lois mémorielles, proposée par les historiens, pourrait éviter cet écueil en supprimant toutes ces lois pour des motifs de fond et de logique quant à la liberté d’expression.
Finalement, le seul intérêt à court terme de cette éventuelle loi est de rendre plus difficile pour la Turquie l’entrée dans l’UE, entrée qui je l’espère ne va pas tarder à devenir obsolète vu le contexte de crise européenne d’un coté et de recomposition géopolitique de l’autre (puissance de la Turquie, révolutions arabes, montée de l’islamisme…).
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