"Voici des siècles que l'Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire", déclare Frantz Fanon dans sa conclusion aux Damnés de la terre, elle qui "jamais ne cessa de parler de l'homme, de proclamer qu'elle n'était inquiète que de l'homme, nous savons aujourd'hui de quelles souffrances l'humanité a payé chacune des victoires de son esprit." L'hypocrisie de la "mission civilisatrice" pour justifier la colonisation est aujourd'hui une chose manifeste pour tous, encore faut-il avoir le courage de le reconnaître, de le dire.
Si les politiques actuelles ne peuvent rendre compte des crimes commis par les générations antérieures, elles pourraient tout au moins se démarquer d'elles en faisant de telle sorte que ceux-ci soient connus, en sensibilisant la jeunesse contre ces crimes, une manière de prévenir, de lutter contre cette ignominie. Sans aller jusque-là, le droit de savoir constitue à lui seul une raison suffisante pour voir ces événements intégrer les programmes d'enseignement, libre ensuite au lecteur d'en faire ce qu'il veut. N'est-ce pas au nom du droit à la connaissance que naquit le projet de l'Encyclopédie, mené au XVIIIe siècle par Diderot, et qui soutint fortement le mouvement des "Lumières" ?
Si les occidentaux ont toujours eu à coeur de transmettre aux générations futures les hauts faits de leur nation, s'ils se sont souciés de faire connaître au monde entier les merveilles de leur civilisation, la richesse de leur culture, le caractère prodigieux de leurs réalisations, c'est un silence assourdissant qui pèse sur tout ce qui touche aux Noirs, plus précisément sur la manière dont ils ont traité les Noirs, car il apparaît qu'ils les ont toujours traités comme des sous-hommes. Ces événements qui montrent que l'homme blanc s'est conduit d'une manière tellement honteuse, indigne de celui qui se disait "civilisé", "religieux", où il apparaît plus barbare que celui qu'il prétendait élever au rang d'homme, eh bien ces événements-là sont soigneusement tus. Il faut des écrivains engagés comme Didier Daeninckx pour briser le silence, pour écrire ces pages manquantes des livres d'histoire.
Le héros éponyme Galadio habite rue zwingli, à Ruhrort, en Allemagne. Il est métis. Son père était un "tirailleur sénégalais", appellation qui désignait tous les Noirs des colonies que l'on fit venir en renfort durant la grande guerre (et ça n'a pas beaucoup changé, aujourd'hui encore beaucoup considèrent l'Afrique comme un pays et non comme un continent, avec ses multiples diversités). En réalité le père de Galadio, Amadou Diallo, est Malien, mais Galadio ne l'a jamais connu, il ignorait même tout de ce père absent, jusqu'au jour où il surprend une conversation entre sa mère et le frère de cette dernière, l'oncle Ludwig. Celui-ci reproche à sa soeur de ne pas s'être débarassée de ce "fruit pourri de la défaite", de ne pas avoir fait comme celles qui s'étaient tournées vers l'orphelinat, laissant là leur progéniture sous le prétexte d'avoir été violées par ces barbares d'Africains. Mais la mère de Galadio a refusé cette solution de facilité, elle ne renie à un aucun moment l'enfant qu'elle a eu du "tirailleur sénégalais", subissant ainsi, de la part de la société, un mépris toujours plus croissant, elle connait même une dégradation de son statut social.
Son fils, lui aussi, se retrouve peu à peu comme un étranger dans un environnement qui l'a pourtant vu naître et grandir. Il avait de bons résultats scolaires, menait toutes sortes d'activités aux côtés de jeunes gens de son âge, avant que l'accès ne lui en soit interdit du jour au lendemain. C'est que son pays sombre dans le nazisme et que, pour la "conservation de la race", toute personne ayant "parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir" doit être mise à l'écart. L'Allemagne nazie avait à ce point la hantise de la souillure par le sang noir que les métis sont castrés. Quant aux "tirailleurs sénégalais", ces "Gaulois de couleur", une association dénommée "Ligue de la détresse allemande contre la honte noire" réussit à les faire expulser d'Allemagne :
"C'est un crime envers la civilisation que de faire venir du centre de l'Afrique des nègres arriérés pour surveiller un peuple d'une culture supérieure. Au nom de l'honneur du peuple allemand, la protestation s'amplifie contre la honte qu'on nous impose, et notre appel s'adresse à la conscience de l'univers civilisé..."
(Galadio, Larousse, page 42-43)
Mais les Français du Général de Gaulle réservent-ils un meilleur traitement à ces Noirs qui ont quitté leur continent pour une guerre qui leur était complètement étrangère ? Envoyés en première ligne au front, ils servaient plutôt de bouclier aux troupes alliées, ce qui témoigne du peu de cas qu'on faisait de leur vie ; mais ensuite, lorsque la victoire sur Hitler est enfin acquise, grâce notamment à ces Africains, bénéficient-ils d'une pleine reconnaissance, de meilleurs égards ? Que nenni ! Nombreux sont abandonnés sur les côtes africaines (on n'avait plus besoin d'eux, pourquoi les garder à charge ?)D'autres tentent de gagner leur vie par quelque moyen que ce soit sur le territoire français, afin de pouvoir aider les leurs, au pays.
Galadio apprend toutes ces informations en farfouillant dans la presse confidentielle, en entreprenant un voyage qui le mènera sur les traces de son père. Les persécutions contre les Juifs sont également relatées. On voit, dans ce roman, comment une société, dont les diverses popuplations vivaient en bonne intelligence, se transforme soudain en ogresse prête à manger ses propres enfants, et ceci sous le couvert du silence. Aucune protestation, aucune mobilisation contre ces lois iniques visant des personnes qui, hier, étaient considérées comme des concitoyens ! Les résistances individuelles n'ont aucun poids si elles ne sont pas soutenues par un mouvement de masse.
Le "démiurge, c'est le peuple" et "les mains magiciennes ne sont que les mains du peuple", dit encore Frantz Fanon dans les Damnés de la terre, plus précisément dans le chapitre intitulé "Mésaventures de la conscience nationale" (p. 187). Il ajoute que le "sommet ne tire sa valeur et sa solidité que de l'existence du peuple au combat. A la lettre, c'est le peuple qui se donne librement un sommet et non le sommet qui tolère le peuple". (p. 188)
Cette vérité est éclatante à travers les manifestations de foule que l'on observe dans les pays arabes, ce soulèvement du peuple comme un seul homme, capable de déraciner des dictatures qui se considéraient comme des "baobas". Sans la complicité ou tout au moins le silence de la population, le nazisme n'aurait pas été aussi puissant, aussi destructeur.
Didier Daeninckx, Galadio, Larouse, collection "Les Contemporains, classiques de demain", 2010.
A lire aussi, du même auteur, Cannibale, d'où Galadio tire sa source.