Juchés sur les gravats encore fumants des villes de Beni Oualid et de Syrte, dont les populations ont opposé pendant des mois une farouche résistance aux assauts des rebelles venus de l’est, les nouveaux maîtres de la Libye ont annoncé triomphalement la « libération » complète du pays, immédiatement après la mort du chef de l’État libyen, le colonel Mouammar Kadhafi, sauvagement massacré et finalement exécuté d’une balle dans la tête, le 20 octobre 2011, au terme d’un supplice dont on ne connaîtra probablement jamais ni le détail, ni les réels commanditaires (le Conseil national de Transition –CNT- a en effet refusé de procéder à une autopsie complète et régulière et a ordonné l’ensevelissement du corps, de nuit, dans le désert, en un endroit tenu secret).
Les frappes de l’OTAN ont donc permis aux rebelles de s’emparer de Tripoli, et ensuite des régions de Beni Oualid et de Syrte ; et la Libye est désormais complètement « libérée » (ou « conquise » ; c’est selon le point de vue) ; mais pas encore pacifiée pour autant : si la plupart des médias « mainstreams » n’en parle pas, à Syrte, à Beni Oualid, mais aussi dans le sud de la Tripolitaine et dans la vaste région du Fezzan, dans les villages et oasis qui peuplent le grand sud-ouest libyen, la résistance demeure active, comme j’ai pu le constater durant plusieurs jours de périple qui m’ont mené de Tripoli et des ruines de Syrte jusque dans le Sahara, aux frontières de l’Algérie et du Niger. Dans cet immense territoire, la lutte se poursuit encore. * * * En août 2011, je m’étais rendu dans l’est de la Libye : j’avais traversé la frontière libyenne depuis l’Égypte et rejoint Benghazi, épicentre de la rébellion et capitale du CNT. J’avais eu l’opportunité de rencontrer des membres du CNT et de la diplomatie occidentale, mais aussi celle de me rendre sur le front et d’y passer quelques jours, en compagnie de combattants rebelles, lors de la chute de Brega, puis du siège de Ras-Lanouf, sur la route de Syrte. Mon second voyage d’observation en Libye a eu cette fois pour but de constater l’état de la situation dans l’ouest du pays, à Tripoli, à Beni Oualid et Syrte (deux villes qui ont résisté sans faillir à l’avancée des rebelles et furent lourdement frappées par l’OTAN) et dans le Fezzan, le sud-ouest libyen. Parti de Tunis tôt le matin, par le train jusqu’à Gabès, j’ai ensuite grimpé dans un taxi collectif qui m’a mené jusqu’au poste frontière de Ras-el-Jedir. A la frontière tunisienne, les camps du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies ont changé de locataires. Ce sont désormais les vaincus et les Libyens à la peau noire, assimilés aux mercenaires subsahariens de Kadhafi, qui y ont trouvé refuge. (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) Un élégant capitaine du CNT, qui parlait un anglais irréprochable, m’y a fait attendre près d’une heure, avant de finalement tamponner mon passeport en échange de deux beaux billets de cent dollars états-uniens chacun. On pourrait déduire de l’aventure -petit détail- que les bonnes vieilles habitudes, révolution ou pas, ne se sont jamais perdues. Oui, mais voilà… Sous la dictature kadhafiste, ces pratiques à l’égard des étrangers, radicalement proscrites, étaient sévèrement réprimandées. La nouvelle Libye semble plus accommodante. De Ras-el-Jedir, j’ai gagné Tripoli de nuit, par la route de la côte, en traversant des villes et villages marqués par la guerre, Sabratha plus particulièrement, aux immeubles criblés par la mitraille et éventrés par l’artillerie. Check-point à Sabratha (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) Après avoir franchi un nombre impressionnant de postes de contrôle tenus par les miliciens rebelles venus de Benghazi et de Tobrouk ou de Zliten et Misrata, autant de check-points qui ne trompent pas sur le climat d’insécurité qui domine encore les régions de l’ouest libyen, je suis arrivé à Tripoli : la capitale a recouvré sa sérénité et une certaine sécurité, sous le regard des miliciens qui se font relativement discrets dans les rues, mais montent la garde devant tous les bâtiments publics, hôtels et autres immeubles susceptibles de constituer une cible pour un attentat. De Tripoli, j’ai pris la route de Beni Oualid, l’un des deux principaux foyers de résistance en Tripolitaine, avec Syrte : en septembre, au terme de longues négociations, les chefs des clans de Beni Oualid avaient refusé de se rendre au CNT et à l’OTAN. La ville a dès lors été pilonnée par les rebelles et les avions de l’alliance atlantique. La plupart des bâtiments et immeubles ont été détruits et une partie de la population, dont le nombre est difficilement estimable, a disparu ou quitté la ville, aujourd’hui en grande partie déserte. Beni Oualid (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) La région demeure cependant instable : elle est habitée par les clans tripolitains de la tribu des Warfallas, la plus importante de Libye, qui s’est divisée durant le conflit ; les Warfallas de Tripolitaine ont en effet refusé de se joindre à la rébellion et restent hostiles au CNT, a fortiori après leur défaite face aux rebelles, mais surtout face aux armées étrangères de l’OTAN… Le lendemain, je me suis rendu à Syrte, la ville d’origine de Mouammar Kadhafi. Jusqu’à Misrata, la route est sécurisée et il n’est pas compliqué de trouver un transport. Au-delà, en revanche, on s’approche du territoire de la tribu dont était originaire Mouammar Kadhafi, une région qui a opposé une résistance jusqu’auboutiste à la progression des rebelles soutenus par l’OTAN. Des groupes armés y mènent encore des actes de résistance. Ils semblent toutefois très isolés, et l’on ne peut probablement pas parler d’une véritable guérilla. Mais la route, bordée par le désert, est propice aux embuscades. Il m’a fallu chercher longtemps avant de trouver un véhicule pour gagner Syrte, où le danger est permanent : le lendemain de mon passage, six miliciens de Misrata y ont été tués, alors qu’ils prenaient leur repas, mitraillés par un groupe de combattants sortis des ruines ; ces attentats sont toutefois très localisés, dans la région de Syrte et certains oasis du Fezzan, et il est donc difficile de se prononcer, pour l’instant, sur l’avenir de cette résistance. Misrata (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) Avant d’arriver à Syrte, j’ai traversé Zliten et Misrata, berceaux des deux seules tribus de l’ouest qui, avec les Berbères du Djebel Nafousa (au sud de Tripoli), se sont soulevées contre le gouvernement libyen et ont rejoint la rébellion, permettant ainsi l’encerclement de la capitale. Les deux villes ont subit d’importants tirs d’artillerie lourde de la part des forces armées libyennes loyales à Mouammar Kadhafi. Á Misrata, en particulier, de nombreux immeubles ont été touchés et en partie détruits lors des combats qui se sont déroulés de mars à avril. Si Misrata avait rejoint la rébellion, ce fut dans le but de se débarrasser de la tutelle du gouvernement de Tripoli. Aujourd’hui, les chefs des clans de Misrata refusent donc de se soumettre à une nouvelle autorité et comptent bien négocier d’égaux à égaux avec le CNT (il en va de même des Berbères –un dixième de la population libyenne-, qui réclament la reconnaissance de leur particularisme régional et s’opposent à l’idée d’une Libye nationaliste arabo-musulmane ; les Berbères dont les miliciens se heurtent quotidiennement aux islamistes qui, armés par le Qatar, ont pris une part importante dans la conquête et le contrôle de Tripoli). La ville a ainsi été transformée en fort retranché et des chars en surveillent les entrées. Mais ces mesures défensives ne s’expliquent pas seulement parce que Misrata se prépare à défendre son autonomie : cernée par ceux qu’elle a vaincus, la tribu de Misrata se retrouve haïe par ses voisins de Tripolitaine et de fait en état de siège face la résistance qui persiste… Touarga (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) À quelques kilomètres au sud-est de Misrata, en continuant de progresser vers Syrte, la route passe à côté de la petite ville de Touarga, aujourd’hui complètement vidée de ses habitants : les clans de Touarga ont combattu la rébellion et participé au siège de Misrata avec les forces armées gouvernementales. Mais, lorsque la conjoncture s’est inversée, à la faveur des frappes de l’OTAN, les rebelles de Misrata ont fait de Touarga « un exemple » : les hommes ont été en grande partie massacrés (certains ont été abandonnés sur place après qu’ils aient eu les jambes brisées) ou enfermés dans la prison de Misrata, où beaucoup ont été « punis », c’est-à-dire torturés et quotidiennement soumis à des humiliations, et où un certain nombre d’entre eux seraient toujours détenus (je n'ai pas été autorisé à visiter cette prison). Des raids des rebelles ont ensuite chassé les derniers habitants, auxquels il est interdit de regagner leurs maisons. Touarga est donc aujourd’hui une ville fantôme. N'y demeurent que quelques tireurs embusqués, des « snipers » ; impossible pour moi, en tant qu'occidental (donc assimilé à l'OTAN et aux rebelles), de pénétrer dans les ruelles étroites de la ville, sans prendre une balle... Après deux heures de route à travers le désert, j’ai atteint Syrte. C’était la première fois que je voyais une ville complètement bombardée, ravagée par le déluge de feu que l’on peut imaginer au regard de ce qu’il reste des bâtiments : les routes crevées par les obus, les immeubles effondrés, les murs criblés, les panneaux de signalisation et les réverbères déchiquetés par la mitraille, des automobiles retournées par le souffle des explosions, projetées sur les façades des habitations ou sur d’autres véhicules… Toute une ville en grande partie disparue. Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) A Syrte et Beni Oualid, les nouvelles autorités n’ont pas rétabli la distribution de l’eau, ni l’électricité, ni l’approvisionnement en carburant (dans les deux cas, nous avions emporté des jerricanes d’essence pour ne pas tomber en panne sèche). De même, les distributions de vêtements et de denrées alimentaires aux populations sont rationnées et volontairement limitées par les miliciens du CNT, y compris lorsqu’il s’agit de l’aide du Programme alimentaire mondial (ce fut lors d’une distribution, à Syrte, que l’on m’a interdit de prendre des photographies pour la première fois depuis le début du conflit). Aucune reconstruction n’a encore été entreprise et aucun camp de tentes n’a été monté. Le but est évident… Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) Ces villes, Syrte surtout, ont subit de lourdes pertes civiles. Si Beni Oualid a été sévèrement bombardée, Syrte a quant à elle été pour ainsi dire rasée par les bombardements de l’OTAN qui, en agissant de la sorte, a rompu son mandat : l’OTAN avait la mission de protéger les civils ; en aucun cas d’aider une rébellion armée à renverser le gouvernement dans un État souverain et à conquérir des villes. Lors de la bataille de Syrte, présentée par les médias occidentaux comme la victoire d’une rébellion démocratique, l’OTAN, sans le moindre doute, s’est rendue coupable d’un crime de guerre au sens le plus strict du droit international et des deux Conventions de Genève. Syrte, une ville de 134.000 habitants, est aujourd’hui un amas de ruines ; seul un quartier a été partiellement épargné, au nord-est. « Vae victis ! », clamaient les Romains ; « malheur aux vaincus ! » : tout comme Dresde, Syrte ne fera probablement jamais l’objet d’un procès, devant un improbable tribunal pénal international pour la Libye… Il est impossible de chiffrer le nombre des morts civils ; probablement plusieurs milliers (les habitants que j’y ai rencontrés m’ont parlé de plusieurs dizaines de milliers de morts, dont les corps auraient été emportés et enfouis dans des fosses communes, creusées dans le sable du désert voisin). Selon les témoignages que j’ai recueillis auprès des rebelles qui occupent Beni Oualid et Syrte, ceux qui n’ont pas été tués dans les bombardements auraient pour la plupart quitté les lieux et se seraient établis à Tripoli, Misrata ou Benghazi. L’objectif du CNT serait donc d’éviter que ces clans hostiles ne se reconstituent et ne reprennent tôt ou tard les combats pour venger leurs morts et se libérer de la tutelle de leurs vainqueurs. Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) À Beni Oualid, j’avais été invectivé par un groupe d’habitants qui commençaient à se rassembler autour de mon véhicule, et il avait été plus prudent de quitter l’endroit. Je porte en effet sur mon visage d’occidental tout ce que ces gens haïssent désormais et, ayant vu ce que nos gouvernements leur ont fait, je ne saurais les blâmer de s’être montrés agressifs et menaçants envers moi. Ils ont certainement trouvé indécent cet Européen, venu voler ainsi les images de leur malheur. À Syrte, en revanche, il reste réellement très peu d’habitants. Lorsque j’y ai, là aussi, été pris à partie par quelques personnes qui se sont approchées de moi, j’ai donc tenté le dialogue : ces gens m’ont demandé ma nationalité ; je leur ai montré mon passeport belge, et l’ambiance s’est détendue. Ils ne savent pas que la Belgique compte parmi les responsables du désastre qui a détruit leur ville et désolé leur existence ; ils ignorent que les F-16 belges ont été, parmi les avions de l’alliance atlantique, les plus actifs lors des bombardements qui ont dévasté leurs maisons. Je me demande par contre quelle aurait été leur réaction si j’avais été français ou britannique. Certainement moins aimable que celle des habitants de Benghazi : partout y flottent des drapeaux états-uniens, français, anglais, italiens… Et d’immenses affiches encensent le héros de la fête : Nicolas Sarkozy, le président français. Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) À Syrte, plus particulièrement, c’est l’humiliation qui rend le présent insupportable, comme me l’ont expliqué les survivants : les miliciens de Benghazi qui patrouillent fièrement parmi les ruines et narguent les survivants du haut de leurs pickups armés de canons ou de mitrailleuses ; la punition pour avoir résisté à l’Occident ; l’injuste condamnation de la communauté internationale qui leur a refusé le droit de se défendre ; l’impuissance à changer leur sort face à la machine militaire atlantique ; la misère, la pauvreté, la crasse, qui sont devenus leur nouveau quotidien… Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) Mais aussi la manière dont leur chef, Mouammar Kadhafi, a été assassiné, par des miliciens de Misrata. Comment il a été battu, frappé, insulté, avec sauvagerie et furie, avec jouissance et dans les cris de joie, avec toute l’arrogance de ces vainqueurs sans pitié, qui se sont acharnés sur leur adversaire, un dictateur qui n’avait pas fait preuve de beaucoup d’états d’âme, certes, mais dont il ne restait alors qu’un vieil homme, traqué, épuisé, hagard et seul, et qui ne semblait pas comprendre pourquoi tout cela devait finir ainsi, comme on a pu s’en rendre compte en visionnant les images que des rebelles avaient prises au moyen de téléphones portables et qui ont circulé partout… et à Syrte également. À travers la personne de Mouammar Kadhafi, c’est donc toute la population de Syrte qui a été humiliée, méprisée. Et c’est semble-t-il cette humiliation-là, plus que la guerre qu’on leur a imposée et la destruction de leur ville, qui restera pour les défenseurs de Syrte comme l’infranchissable obstacle à la réconciliation « nationale ». Un petit couple a insisté pour que je le prenne en photographie avec ses quatre enfants. Dignement, ils m’ont demandé de les montrer, sans voyeurisme, devant les ruines de l’appartement qu’ils habitaient à Syrte, pour que « les gens, en Europe, puissent bien se rendre compte de ce qu’ils ont laissé faire ici ». Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) Il y avait un peu de tension dans leur voix, de la colère à peine maîtrisée, mais pas d’animosité envers moi ; je ne suis ni français, ni britannique : leurs premières interpellations avaient été hostiles, mais ils s’étaient ravisés dans la seconde, surpris, lorsque je leur eus dit ma nationalité, et le dialogue a pu commencer. Le soir tombant, mon chauffeur, qui était de Misrata, m’a expliqué que les miliciens allaient rentrer dans leur caserne et qu’il ne fallait pas rester là, la nuit venue ; qu’il fallait partir tout de suite ; que, pendant la nuit, les « terroristes » qui se cachent dans les ruines attaquent les étrangers. Il était aussi très inquiet, car, m’a-t-il dit, notre véhicule portait une plaque d’immatriculation de Misrata et, sur les deux heures de route qui nous en séparaient, il craignait une attaque. C’est pourquoi il profita du départ pour Tripoli d’un convoi de camions transportant des chars d’assaut, lequel quittait Syrte avec une escorte de pickups surarmés. Nous nous sommes joints à ce convoi ; à l’approche de Misrata, le chauffeur, rassuré, a quitté le convoi et a accéléré jusqu’à Tripoli. Le dernier objectif que je m’étais fixé lors de ce voyage d’observation était le sud-ouest libyen (le sud de la Tripolitaine et le vaste Fezzan), dans le but de savoir si, Beni Oualid et Syrte mâtées, l’ouest résistait encore et, si non, quelle en était exactement la situation. J’ai donc quitté Tripoli en direction de Sebha, Mourzouk et, à travers le Sahara, la frontière du Niger. En empruntant des moyens de locomotion locaux, collectifs, ce qui me permettait de rencontrer la population de la région et de m’informer auprès d’elle, j’ai traversé les villes et villages du sud-ouest, Al-Aziziyah, Qawasim, Gharyan, Mizdah, Mazuzah, Al-Qaryat, Ash-Shwareef, Al-Braq… Si une certaine tension subsiste et si le risque d’être attaqué sur la route par des groupes de combattants hostiles au CNT demeure bien réel (il ne s’agit pas de partisans de Kadhafi, ni de « contrerévolutionnaires », mais de résistants à l’invasion de leur territoire), dans l’ensemble, la population a partout repris normalement ses activités. Mais il est bien clair que le moindre hameau a connu d’intenses luttes et que le Fezzan a opposé une sérieuse résistance aux troupes rebelles, comme en témoignent notamment les traces de combats partout visibles. Incapable d’anéantir seul la résistance sans craindre de lourdes pertes, le CNT, selon les témoignages rassemblés à Al-Braq et, plus au sud, à Mourzouk et Al-Qatrum, aurait fait appel à l’OTAN : aucun journaliste ou observateur occidental n’ayant pris le risque de s’aventurer dans cette région très au sud, les forces atlantiques n’auraient pas hésité à liquider cette résistance par des frappes massives. C’est dans cette région, à Ubari, à l’est de Mourzouk, que Séif al-Islam, le fils aîné de Mouammar Kadhafi, pressenti pour lui succéder, avait trouvé refuge jusqu’à sa capture. Systématiquement, j’ai engagé la conversation avec les miliciens, ceux qui nous contrôlaient, aux check-points, et ceux que nous rencontrions dans les relais et qui patrouillaient sur cette longue route. Mon but était de savoir s’il s’agissait de miliciens des clans locaux ou, comme à Syrte et à Beni Oualid, de forces d’occupation imposées par les rebelles. Il n’était pas difficile d’obtenir l’information : étant le seul occidental présent dans la région, les miliciens, intrigués de me rencontrer, se sont toujours montrés très aimables et voulaient absolument que je les prenne en photographie. Leur première question concernait ma nationalité. Je pouvais donc facilement la leur retourner : aucun des miliciens rencontrés n’était sur son territoire ; tous, sans exception, étaient de Zliten, Misrata ou Benghazi ; quelques-uns étaient berbères, très reconnaissables à leur drapeau et à la lettre « yaz » de leur alphabet, symbolisant « l’amazigh », « l’homme libre », que les miliciens berbères peignent sur leurs véhicules… On ne trouve pas trace, en revanche, de l’armée régulière, dont on peut se demander ce qu’il en est advenu une fois le gouvernement renversé. En d’autres termes, l’ouest, vaincu par la rébellion et l’OTAN, est aujourd’hui bel et bien sous occupation. J'ai aussi rencontré des miliciens libyens qui venaient d'arriver du Canada et des États-Unis ; j'avais été surpris par leur accent lorsqu'ils parlaient anglais et leur avais dès lors demandé son origine... Je me suis informé sur ce même sujet auprès de la population et j’ai pu appréhender très rapidement son ressentiment à l’égard de ces forces d’occupation, ressentiment intense à Ash-Shwareef en particulier, qui a été très sévèrement bombardée par l’OTAN et est désormais sous l’autorité d’un important contingent de miliciens de Zliten et Misrata. J’ai eu l’occasion de m’entretenir plus longuement avec quelques-uns de ces miliciens. Leur plus grand souci vient d’Algérie, du Niger et du Tchad, à partir desquels agissent des groupes de « terroristes », qui y trouvent de l’aide et des armes. - Where are you from ? - Belgium. And you ? - Zliten. What are you doing, here, in the middle of the desert ? - I’m an historian. My main field of research is the Arabic World. - I see ! You are looking here what happen, because of this war. - You mean after this « revolution »… - Yes, sure ! The revolution ! - Everything quiet, now ? - We have the control of the country. The problem is the control of the borders… Check-point dans le Fezzan (© photo Pierre PICCININ - novembre 2011) Fait significatif : si l’on peut voir flotter le drapeau du CNT partout dans le nord de la Tripolitaine (exception faite de Beni Oualid et de Syrte, dont il est quasiment absent) et le Djebel Nafousa (où le drapeau berbère est également très présent), les trois couleurs ornées du croissant de lune et de l’étoile se font beaucoup plus discrètes dans les autres régions de Libye occidentale et sont même parfois assez rares dans les oasis du Fezzan, presqu’aussi invisibles que le drapeau vert de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, aujourd’hui proscrit. Mon périple vers le sud s’est achevé une nuit, à Sebha : le dernier transport collectif que j’avais emprunté m’a déposé peu avant minuit dans le centre d’une ville vandalisée, dont les bâtiments publics et les hôtels, comme je m’en suis rapidement rendu compte, avaient été saccagés et abandonnés. Durant les événements, le gouverneur de Sebha avait renvoyé chez eux les agents des forces de l’ordre, laissant le champ libre aux pilleurs ; il avait imputé les désordres à la rébellion et encouragé la population à soutenir le gouvernement et à s’opposer aux rebelles. Dans la banlieue, des groupes de résistants tiraient encore et des balles traçantes zébraient le ciel. J’ai donc gagné une caserne, elle aussi mitraillée et saccagée, où un groupe de jeunes miliciens d’un des clans de Sebha avait établi ses quartiers. Tout aussi amusés qu’étonnés de voir débarquer un européen sac au dos, ces miliciens m’ont donné à manger et m’ont prêté un matelas ; j’ai pu passer la nuit en leur compagnie, en sécurité. Grâce à leur aide, j’ai sillonné la ville et sa région, jusqu’au-delà de Mourzouk, plus au sud, avant de me décider à rentrer sur Tripoli et de regagner Tunis. Sebha n’est quant à elle pas sous occupation. Les combats y ont été très limités, contrairement à ce que j’avais envisagé, puisqu’il s’agit d’un des fiefs de la tribu des Kadhadfa, la tribu de Mouammar Kadhafi. La ville a cela dit servi de relai aux mercenaires qui furent envoyés en renfort aux troupes gouvernementales loyales à Kadhafi, mercenaires en provenance du Tchad, du Niger, du Darfour et du Mali. Sans avoir soutenu la rébellion, les clans de Sebha ne s’y sont effectivement pas tous opposés; la majorité des clans y ont vu l’occasion de se débarrasser des mercenaires étrangers et ont profité de l’effondrement de l’État pour prendre leur autonomie par rapport à Tripoli. En cela, ils ont fait exception dans le Fezzan. Des miliciens des clans locaux ont même appuyé les rebelles face aux mercenaires kadhafistes qui n’ont pas résisté longtemps et ont tenté de rejoindre Tripoli. Aussi, la ville présente peu de traces de combat et est maintenant sous l’autorité de ses propres miliciens. Il semble donc qu’un accord ait été passé en la matière avec le CNT ; l’importance économique de Sebha est en effet négligeable : ni pétrole, ni gaz, ni eau ; Sebha vit essentiellement du transit des marchandises qui traversent le Sahara. La ville peut donc bien jouir d’une relative autonomie, dont s’accommodera Tripoli. A Sebha, j’ai pu visiter les trois bâtiments en grande partie détruits par des frappes de l’OTAN, tous trois situés en dehors de la ville. Dans l’un d’eux, j’ai découvert un équipement qui n’a pas encore été recensé par les observateurs de l’ONU et du CNT, lesquels commençaient à peine à se mettre à l’œuvre dans le nord du Fezzan lors de mon passage. Le gouvernorat et la station d'autobus de Sebha (© photo Pierre PICCININ - novembre 2011) Parfaitement ciblée, d’une manière réellement « chirurgicale », la station d’autobus a été détruite, car elle servait de plateforme pour le transport des contingents de mercenaires envoyés en renfort de Sebha à Tripoli. Sur la route qui quitte la ville en direction du nord, plusieurs carcasses d’autocars détruits par les appareils de l’alliance atlantique témoignent des convois de troupes qui sont partis de Sebha pour la Tripolitaine. Le deuxième site visité fut le centre du gouvernorat de Sebha : des pilles de dossiers jonchaient encore le sol ; dans les garages, j’ai constaté la présence d’importants stocks d’armes et de munitions, qui avaient éclaté du fait de l’incendie consécutif aux frappes. Mais c’est sur le troisième site que nous avons trouvé les éléments les plus intéressants. Il s’agissait de vastes hangars appartenant à une entreprise civile de fabrication de plastics. Selon les témoignages de mes accompagnateurs, l’endroit avait été réquisitionné au courant du mois de septembre pour cantonner des mercenaires arrivés à Sebha, sous le commandement d’Abdullah al-Sanoussi, le chef des services de renseignement de Mouammar Kadhafi : al-Sanoussi avait d’abord pris position dans la bourgade d’Al-Sahtee, fief de son clan, à 65 kilomètres de Sebha. Il avait ensuite fait mouvement en direction de Sebha et repris le contrôle d’une partie de la ville. Sebha (© photo Pierre PICCININ - novembre 2011) Dans l’un de ces hangars, nous avons trouvé des caisses de kalachnikovs et de munitions, du matériel de contre-mesures aériennes, mais aussi un stock de matériel utilisé dans la manipulation et l’emploi d’armes chimiques, de gaz de combat, comme l’ont confirmé les experts militaires à qui j’ai soumis mes photographies : des combinaisons complètes, des masques et différents produits servant à décontaminer et à soigner les personnes atteintes par les gaz. Sebha (© photo Pierre PICCININ - novembre 2011) Dans la mesure où ce matériel n’était pas ordinairement stocké dans cet endroit, mais y fut amené à l’occasion des événements pour servir aux mercenaires engagés par le gouvernement de Mouammar Kadhafi, et ce, qui plus est, fin septembre, alors que l’issue de la guerre apparaissait de plus en plus clairement sans espoir pour les partisans du régime, cette découverte laisse supposer que le gouvernement libyen a eu l’intention ferme, en dernier recours, d’utiliser un armement chimique dans le conflit qui l’opposait à la rébellion et à l’OTAN. La Libye avait certes adhéré à l’Organisation pour l’Interdiction des Armes chimiques (OIAC) en 2004 et avait déclaré ses stocks d’armes, mais n’avait détruit que 55% de son potentiel lorsque la rébellion a commencé : le gouvernement libyen disposait encore de onze tonnes et demie de gaz moutarde, entreposées sur les deux sites de Rabta, au sud de Tripoli, et de Ruwagha, dans la région de Al-Joufra, au nord-ouest de Sebha… * * * Ainsi, les clans de l’ouest, à l’exception de Zliten, Misrata et des Berbères du Djebel Nafoussa, refusent toujours l’autorité du CNT et de l’OTAN ; ils acceptent mal l’occupation dont ils font l’objet. Dans l’ouest, l’insécurité règne donc dans les zones qui ont été soumises par la force et les nouvelles autorités commencent à avoir bien du mal à faire passer pour des « accidents » les attentats qui s’y multiplient. Syrte (© photo Pierre PICCININ - octobre 2011) La question est désormais de savoir si cette résistance trouvera dans un proche avenir les moyens de reprendre son souffle ou bien si les clans vaincus, par résignation et calcul, abandonneront la lutte et intégreront, sans plus s’y opposer, l’ordre imposé par le CNT, tout prêt à vendre une dictature déguisée aux populations de ces clans désunis qui n’ont aucune idée du fonctionnement d’un État démocratique… La « nouvelle Libye ». Une Libye nouvelle, portée sur les fonts baptismaux par les grands États pourvoyeurs du libéralisme économique, les sociétés pétrolières et l’Alliance atlantique. Les Libyens l’ont-ils bien compris ? Cela, c’est une autre histoire… Lien(s) utile(s) : Afrique Asie. Coupure de presse : en construction. Lire aussi : - LIBYE - Mythe et réalité de la «révolution» libyenne. - LIBYE – Les démons et les ombres du « Printemps arabe »
Clein d'oeil (Le Vif - L'Express, 18 novembre 2011) : Pierre Piccinin : Professeur d'histoire et de sciences politiques
Pierre Piccinin est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca. Articles de Pierre Piccinin publiés par Mondialisation.ca