Allez, chers égéarques (substantif inventé à l'instant pour désigner les lecteurs d'égéa) : un peu de stratégie théorique pour commencer l'année. Et pour cela, revenons sur cette notion de dissuasion du fort au faible, qui mérite d'être examinée plus avant que nos premières réflexions d'il y a trois semaines.
1/ Poser la question de la dissuasion du fort au faible est contre-intuitif : en effet, si le faible l’est comparativement au fort, en quoi celui-ci aurait-il besoin de « dissuader » autrement que par sa simple supériorité physique ? Le faible cherchera à dissuader le fort (selon l’acception traditionnelle de la doctrine française, de dissuasion du faible au fort, grâce au pouvoir égalisateur de l’atome), il ne cherchera pas à prendre l’initiative de l’agression. Le fort n’a pas besoin de dissuader en plus de sa force : elle suffit. C’est bien parce que l’attaque du faible paraît tout à fait illogique que l’usage s’est répandu d’assimiler le rapport « du fort au faible » à un rapport « du fort au fou ». Cela sous-entend qu’il est déraisonnable (« fou ») pour un faible d’agresser le fort. Pourtant, il est déraisonnable de « penser » ce rapport en affirmant que l’autre est « fou ». En effet, toute la logique de la dissuasion consiste justement à partir de l’hypothèse que les deux acteurs sont rationnels. Par construction, il ne peut y avoir de dissuasion du fort au fou, à supposer même qu’un « fou » existe. La seule folie est de croire qu'un fou stratégique existe.
2/ Le fort doit se méfier de sa propre supériorité (souvenez-vous de ce que je disais des surprises stratégiques), afin d’appréhender les différentes ressources stratégiques du « faible » et les différents moyens qu’il a de contourner la supériorité de son adversaire. Qu’on se souvienne de l’émergence du trublion français, au début des années 1960. Alors, les Américains ne voulurent pas voir deux choses :
- tout d’abord, que le seuil des intérêts d’une puissance alliée n’était pas le même que celui du leader de l’alliance dans le cadre du duopole stratégique américano-soviétique : autrement dit, que les intérêts pouvaient diverger, malgré le système d’alliance ;
- d’autre part, que le Mirage IV de 1962 pouvait être complété par une capacité de seconde frappe garantie par les SNLE, qui du coup modifiait radicalement l’équation stratégique, celle du duopole : car en terme de dissymétrie nucléaire, le vrai enjeu est celui de la frappe en retour .
3/ Parler de fort et de faible revient à évoquer une notion classique, qui est d’ailleurs l’alfa et l’oméga des études de Clausewitz : le rapport de force. Chez Clausewitz, toute la manœuvre vise à modifier (éventuellement localement), au cours de l’engagement, ce rapport de force. En matière nucléaire, le rapport de force préexiste à l’engagement. Il est le résultat d’une supériorité technologique : soit vous avez l’arme atomique et pas l’autre, soit vous avez la bombe H et pas l’autre, soit vous avez des missiles balistiques et pas l’autre, soit vous avez des capacités de frappe en second et pas l’autre… Mais alors, est-on pour autant dans une situation de dissymétrie ? On peut définir celle-ci comme la disproportion de forces dans un champ stratégique donné (forces dites conventionnelles, forces nucléaires). Surtout, cette disproportion est telle que le faible n’imagine pas pouvoir compenser, dans le champ considéré, son infériorité par la manœuvre, de façon à inverser localement le rapport de force et obtenir la victoire.
4/ Dans le cas nucléaire, il peut y avoir un rapport de forces, mais il n’est pas toujours si élevé qu’il s’agisse d’une situation de dissymétrie : en effet, celle-ci entraîne le faible à recourir mécaniquement à des luttes asymétriques, conformément à la loi stratégique du contournement. C’est d’ailleurs grâce à cette proportionnalité relative que la France a pu inventer une dissuasion du faible au fort : puisqu’elle pouvait provoquer des dommages assez significatifs chez le fort, elle empêchait celui-ci de commencer par une agression classique, puisque le gain qu’il aurait obtenu ne compensait pas les pertes qu’il aurait subies. L’atome permet donc d’égaliser suffisamment le rapport de forces pour qu’on ne soit pas dans une situation de dissymétrie, donc de disproportion de la force de l’un par rapport à l’autre. Il reste, malgré la formule affirmant le « pouvoir égalisateur de l’atome », que l’un des deux belligérants demeure supérieur à l’autre. Il y a une égalisation suffisante pour que la dissuasion puisse fonctionner, c’est tout. Autrement dit, le faible parce qu’il devient nucléaire ne devient pas forcément « fort », et n’entre pas dans une dissuasion de fort au fort. Le faible ne fait que réduire l’inégalité.
5/ Le comprendre permet de mieux saisir les possibilités du rapport du fort au faible. En effet, le fort l’est relativement à son adversaire. Le déséquilibre technologique entre la France et un Etat proliférant tient aujourd’hui à plusieurs éléments : la garantie d’une capacité de seconde frappe, la modularité des moyens (grâce notamment à la composante aérienne), enfin des missiles dont la portée permet désormais d’atteindre n’importe quel point de la planète. Un proliférant n’a pas tous ces atouts : pas forcément de modularité, pas de garantie de seconde frappe, portée courte ou moyenne des missiles. Il y a inégalité des deux acteurs nucléaires, et la France tient la position du fort, ce qui est tout de même plus agréable que l’inverse.
6/ Toutefois, l’outil nucléaire n’est là qu’au service d’une politique, qui s’insère dans un conflit potentiel. Se pose alors deux questions : la volonté politique, et l’initiative. Plus que dans tout autre domaine stratégique, la maîtrise du feu nucléaire ressort d’une décision politique. Selon une définition acceptée en France , la dissuasion sera « exercée pour la défense des intérêts vitaux ». Admettons qu’il en soit de même pour l’autre partie. Si celle-ci se trouve dans une situation où ses intérêts vitaux sont en jeu, et où elle estime devoir se défendre, elle pourra utiliser son arme nucléaire, même si elle est faible. Si elle la met en œuvre contre un objectif qui n’appartient pas à nos « intérêts vitaux », elle nous aura dissuadés de poursuivre notre action. Quant à nous, notre dissuasion ne l’aura pas empêché d’utiliser son arme. Notre dissuasion « du fort au faible » n’aura pas fonctionné.
7/ Il faut ici insister sur l’ambiguïté : dans notre esprit, notre action n’est pas forcément offensive ou agressive. D’une certaine façon, nos intentions comptent moins que la façon dont nos actions sont interprétées par la partie adverse.
(à suivre)
O. Kempf