Itinéraire d’un professeur de littérature (1968-2012)

Par Alaindependant


Je revendique ici le droit d’épouser une forme de communication peu orthodoxe dans un colloque[1]. Mon essai sera en effet écrit en je et prendra la forme d’une auto-réflexion sur mon  parcours de professeur de littérature.

 Lors de mes études universitaires, j’ai été fasciné par un professeur de littérature qui était un fervent partisan de l’analyse interne à la manière de Leo Spitzer et Tzetan Todorov (le formalisme russe). J’ai rédigé un mémoire sur Ch-F. Ramuz où, comme Ricardou l’aurait fait, je montrais que Terre du ciel, un des romans de l’écrivain suisse, est avant tout l’aventure d’une écriture plutôt que l’écriture d’une aventure. J’ai enseigné pendant plusieurs années dans le secondaire général, inspiré par le structuralisme (grammaire structurale de la phrase et du texte) et  les méthodes d’analyse formelle en plein essor dans les années 70-80 : schémas actantiels et fonctionnels de Greimas, linguistique de l’énonciation de Benveniste, recherche d’équivalences en poésie d’après  Jakobson. Cette tendance se poursuit encore aujourd’hui.

Henri Mitterand a en effet radiographié récemment les programmes de français des lycées en France. Il constate que l’apport des grands linguistes du XXe siècle est en fait galvaudé et « sacrifié à un saucissonage des œuvres, à un décompte positiviste et désséché de leurs matériaux ». On ne trouve rien sur l’imaginaire, ni sur le rêve, ni sur les idées, ni sur la personnalité de l’auteur, rien sur la relation de l’œuvre à l’histoire, rien sur l’art. « La littérature, ses savoirs, ses découvertes, ses enseignements et ses charmes ? L’immersion du lecteur dans des pages qui l’enchantent ? Hors sujet ! Disséquons plutôt les variantes, les champs lexicaux, les arguments et les tirages… . »[2]

Au regard de l’actuelle pédagogie par compétences, il devient difficile de justifier la place de la littérature dans l’enseignement. Si on s’intéresse encore à la littérature, c’est pour développer des techniques d’analyse et des savoirs-faire discursifs. Un objectif central est affirmé par les programmes, faire acquérir la maîtrise des discours : narratif, descriptif, explicatif et argumentatif avec toutes leurs combinaisons. Mais la typologie des textes n’est qu’un élément parmi d’autres. L’attention portée aux genres est, elle aussi, primordiale. Cette tyrannie formaliste trouve naturellement son expression dans des manuels de français où les textes ne sont généralement convoqués que pour prouver leur appartenance à un type et à un genre. Dès lors, comment les élèves peuvent-ils s’intéresser à la littérature quand ils doivent presque exclusivement se pencher sur des notions techniques ?[3]

J’ai moi-même été fasciné par cette approche formaliste jusqu’au jour où un élève m’a interpellé  dans un cours de poésie : « Monsieur Collès, on en a marre, de vos équivalences ! » Choc psychologique et épistémologique !

Après 14 ans d’enseignement dans le secondaire, j’ai été engagé comme assistant à l’Université de Louvain où j’ai subi l’influence très forte de Pierre Yerlès. Celui-ci a bouleversé ma vision de la littérature et de son enseignement en plaidant pour une approche existentielle et anthropologique des textes. Il a suscité chez moi un esprit critique à l’égard de mes propres pratiques. Je me suis alors souvenu des raisons pour lesquelles j’avais entrepris des Etudes romanes.

Je m’étais d’abord inscrit en philosophie lorsque j’ai eu l’occasion de louer une chambre chez Mme de Trooz, la veuve du Professeur de Trooz, décédé prématurément en janvier 58, dix ans avant mon entrée à l’université. Mme de Trooz m’a donné accès à la fabuleuse bibliothèque de son mari. J’ai découvert Le Magister et ses maîtres et un recueil d’articles parus dans un ouvrage posthume Le Concert dans la bibliothèque. J’ai surtout  eu accès à tous les cours d’histoire de la littérature et d’explication de textes que Charles de Trooz avait donnés et que son épouse avait soigneusement dactylographiés. J’ai donc, au sens donné par Danièle Sallenave dans Le don des morts [4], véritablement dialogué avec un mort, lequel m’a convaincu de changer d’orientation et de faire les Romanes. C’est là un acte fondateur dont je ne me souviendrai que plus tard.

Pierre Yerlès m’avait touché pendant mon cursus d’agrégation, mais ses cours étaient relativement modestes à côté des cours de philologie romane. Je n’ai véritablement appris à connaître Pierre que quand il m’a engagé comme assistant à ses côtés. Pierre Yerlès a payé de sa personne pour encourager et soutenir, dans notre faculté, tout ce qui, de près ou de loin, touche à la tâche essentielle de la formation des maîtres, à tous les niveaux.

Sa pédagogie a toujours été une pédagogie de la valorisation, basée sur l’empathie et la confiance dans la personne de l’étudiant. Il pensait que chacun a le droit d’apprendre avec plaisir, de choisir sa manière d’aborder et de traiter un problème, de travailler à son propre rythme, de se tromper, d’exprimer ses sentiments et ses émotions au cours d’une situation de formation, de développer ses compétences et ses talents pour évoluer comme il l’entend, dans le cadre du respect des autres. Durant toute sa carrière, il a fait siennes les paroles du Prophète de Gibran : « Le maître qui marche à l’ombre du temple, parmi ses disciples, ne donne pas de sa sagesse mais plutôt de sa foi et de son amour. S’il est vraiment sage, il ne vous invite pas à entrer dans la maison de sa sagesse, mais vous conduit plutôt au seuil de votre propre esprit. »[5]

Je n’oublierai jamais non plus son enthousiasme communicatif et tous les beaux textes qu’il nous a fait découvrir. A l’origine de son art d’enseigner, on trouve  en effet un art de lire, un art de vivre. Pour lui, une phrase est un être vivant, une page un témoignage et celle-ci ne saurait vivre et témoigner sans être belle. Sa curiosité ne connaissait pas de répit : elle était large, ouverte à toutes les œuvres. Qu’il s’agisse de textes anciens ou modernes, il les choisissait parce qu’ils autorisent des découvertes fortes, des projections et des identifications, des appropriations désirables.

La didactique du littéraire qu’il a mise en place et dont l’urgence, selon lui, se justifiait autant que celle de la didactique de la langue, est faite de questions vives, de questions transversales qui irriguent la conscience scientifique collective et la relient aux urgences du social. C’est son amour de la littérature qui a dynamisé une bonne part de son investissement professoral, où le pulsionnel pointait souvent l’oreille sous les dehors de l’universitaire.

Il m’a associé à une merveilleuse aventure intellectuelle, mais aussi à une véritable quête existentielle en me montrant que la didactique est d’abord un choix de valeurs, un engagement éthique, et il m’a a offert ses qualités d’esprit et de cœur : rigueur, sensibilité, sens du dialogue, humour enfin. Et c’est là que Pierre Yerlès rejoint cet homme et ce maître qu’était Charles de Trooz. Je n’ai fait le rapprochement que lors de mon engagement comme assistant. Je retrouvais la conviction qui m’avait encouragé à entreprendre les études de philologie romane.

L’humour de Pierre Yerlès comme celui de Charles de Trooz avait cette forme de légèreté qui permet de garder la bonne distance face aux contrariétés de la vie. Il m’a appris à ne jamais rien tenir pour acquis car la roue de la vie tourne et l’homme, qui n’est pas la mesure de toutes choses, ne peut trouver le bonheur que s’il prend conscience de l’appartenance à l’ensemble de l’univers. D’où l’intérêt de Pierre Yerlès pour les cultures africaines et orientales qui nous enseignent un art de vivre de nouveaux rapports avec la nature, avec les autres hommes, avec le transcendant. Ce dialogue des civilisations, il l’a d’abord entrepris dans ses propres travaux en ouvrant la didactique du français à l’interculturel, à l’exploration et à la reconnaissance des territoires du français langue étrangère, terrain où je me suis particulièrement illustré.

Dans ce domaine, une fois encore, l’homme et l’universitaire qu’il est ne font qu’un. C’est sa philosophie de l’enseignement qui charge son regard d’émotion face à toute entreprise de rencontre. S’agisant d’êtres de culture différente, son amour du métissage l’amène à tenir des propos qu’il me plaît de rappeler : « il n’est pas de postérité abondante sans exogamie, il n’est pas de survie à long terme sans métissage. Ce qui est vrai de la famille et du clan l’est de la culture… » (il s’agit d’un extrait de la  préface qu’il a rédigée pour une plaquette consacrée à une étude des contes).

En poursuivant mes recherches à l’ombre de ce grand maître, j’en suis arrivé à considérer les textes littéraires comme l’expression esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté[6]. J’ai donc pris conscience que, pendant 14 ans, j’avais véhiculé jusque-là une conception étriquée de la littérature, qui la coupait du monde dans lequel on vit et j’ai désormais cherché dans les œuvres de quoi donner sens à mon existence. J’ai fait découvrir cet aspect fondamental à mes étudiants à l’université.C’est aussi la conviction qui m’a animé notamment dans mes ouvrages Le Récit de vie, Le Récit de voyage[7], La Fontaine aujourd’hui[8], Littérature comparée et reconnaissance interculturelle[9], Interculturel : des questions vives pour le temps présent, La Littérature migrante dans l’espace francophone[10], Islam-Occident : pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones[11], L’Immigration maghrébine dans la littérature française : anthologie France-Belgique (1953-2010)[12]. Dorénavant, mes étudiants constatent que la littérature leur permet de s’interroger sur leur identité et sur les rapports qu’ils nouent avec les autres hommes et notre environnement. C’est ainsi qu’ils s’émancipent  par le savoir. A la manière de Todorov qui se confesse dans Devoirs et Délices[13], et qui en vient non pas à renier, mais à dépasser sa période formaliste, je pense être devenu aujourd’hui un passeur de frontières…en quête de sens!

Je crois aujourd’hui que le cours de littérature ne propose pas d’abord des connaissances, mais qu’il exerce une capacité à interpréter des formes d’expression humaine. Le premier conseil à donner à l’enseignant est qu’il n’oublie donc pas l’herméneutique anthropologique. Qu’elle le guide jusque dans le choix des textes qu’il proposera à la classe. Car c’est de là qu’il va faire sourdre les questions interculturelles. On sait bien par ailleurs comment la subjectivité des lecteurs est invitée à rencontrer la subjectivité des auteurs. Cultiver cette empathie est le deuxième conseil à donner au médiateur de cette rencontre.

Notre école positiviste privilégie les faits. Selon Evelyne Martini, qui a écrit un magnifique petit ouvrage intitulé Notre école a-t-elle un cœur ? , cette école  peine à reconnaître haut et fort l’importance d’une initiation aux trésors symboliques du patrimoine de l’humanité. Nous pourrions donner davantage accès, par la littérature, à la connaissance approfondie des émotions humaines et à la distance intérieure que cette connaissance induit[14].

J’ai développé ce point de vue dans ma thèse de doctorat et dans les ouvrages ultérieurs dont Islam-Occident : pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones, publié en 2010. Les classes concernées sont spécialement belgo-maghrébines. Cette mini-société expérimentale possède le caractère idéal de « métissage culturel ». La classe y a la fonction naturelle d’éduquer par l’expérience : du concret à l’abstrait, de l’observation à l’analyse. Voilà le mode imposé à la pédagogie même : loin du traditionnel cours magistral, c’est le dialogue qui est scolarisé.

Parcourons de préférence les représentations de la littérature, qui est mon outil documentaire privilégié. Priorité à la littérature maghrébine d’expression française. Elle possède en elle-même – discordance entre la langue et l’objet décrit - les outils d’une distance propre au dialogue interculturel. J’y ajoute des morceaux choisis des littératures belge et française, quand elles traitent les questions qui m’intéressent. Et je conseille de les accompagner de quelques textes utiles d’analyses anthropologiques, ethnologiques, sociologiques, psychologiques…

Ce détour par la littérature maghrébine et, plus largement, par les littératures migrantes, m’a amené à découvrir l’importance du référent religieux pour des adolescents musulmans, non pas tant comme signe cultuel, mais comme signe culturel: marque d’une revendication identitaire. Je me suis donc penché sur l’Islam et sur le fait religieux dans la culture contemporaine. C’est ainsi que j’ai été amené à découvrir l’admirable travail que réalise l’IFER (l’Institut pour l’enseignement et l’étude des religions) au sein du CUCDB (le Centre universitaire catholique de Bourgogne) de Dijon, avec lequel je collabore depuis 1997.

Par ricochet, je me suis intéressé aussi à la Bible : ce grand réservoir de passions universelles. La dénonciation prophétique des injustices, le combat de Job avec le mal, l’irruption de l’Amour sur les chemins de Galilée résonnent bien au-delà des frontières de l’Occident. Selon Evelyne Martini, le récit biblique est premier pour faire entrer dans le tissage symbolique des œuvres d’art et dans la compréhension avertie de l’histoire des représentations mentales, mais aussi pour faire réfléchir sur l’action juste, sur le rapport à soi-même et à autrui, sur les fondements d’une possible « morale commune », indépendante des rattachements confessionnels[15].

Mon livre Islam-Occident est donc un manuel littéraire où les textes sont reproduits, étudiés pour aider les enseignants. L’analyse suit systématiquement les schémas temporel et spatial, public et privé, et s’arrête parfois sur l’espace particulier de l’immigration. Un petit détour dit ce que la notion du temps en France et Belgique, par opposition à celle du Maghreb, doit à la différence des grammaires arabe et française.

Ce livre est adressé comme un outil aux enseignants de classes belgo-maghrébines. Ils pourront en tirer profit : pour mettre un peu d’anthropologie dans leur enseignement de la littérature, pour adapter leur pédagogie au dialogue interculturel, pour procurer à leurs élèves un espace et des méthodes qui les aideront à constituer leur authentique identité, équilibrée et ouverte.

Mes propos s’inscrivent donc dans une démarche interculturelle de l’enseignement de la littérature à l’école visant, dans la société globalisante d’aujourd’hui, à mener progressivement les élèves vers une ouverture à la culture de l’Autre, condition sine qua non pour accéder à la définition de leur propre identité.

La spécificité de la littérature migrante et surtout les groupes minoritaires qui  la créent varient dans les différents pays de l’espace francophone. Ces propos ont été explicités dans un ouvrage que j’ai coécrit avec Monique Lebrun de l’UQAM La littérature migrante dans l’espace francophone : Belgique, France, Québec et Suisse, publié en 2007 aux Editions Modulaires Européennes. Avant de me focaliser sur la situation de cette littérature dans les différentes aires de la francophonie, j’en repère quelques caractéristiques communes, à savoir son caractère à la fois autobiographique et collectif, l’urgence de l’acte d’écrire qui cherche à récupérer le passé à travers l’écriture et un champ de références très vaste.

En termes d’enseignement et d’appropriation de la culture différente, je mise sur un corpus de textes qui met en question les normes préétablies, des textes issus d’une culture minoritaire qui aident les élèves de la majorité à concevoir leur propre culture par le prisme de l’Autre, et ceux de la minorité à se sentir valorisés tout en étant différents.

Cette littérature est bien à l’image de la diversité qui caractérise l’espace francophone. La pédagogie que je propose  régule cette diversité en limitant l’influence des schémas culturels les plus puissants sur les plus démunis. La francophonie est donc bien pour moi un laboratoire de la diversité culturelle et je considère mon rôle comme celui d’un passeur culturel.

   Luc Collès

   Professeur ordinaire à l’UCL  


[1] Communication qui sera faite au colloque de Sousse en avril 2012 : « Ecole, esprit critique et émancipation par le savoir ».

[2] MITTERAND, Henri (2005), « Le français au lycée : radiographie ;des programmes », in Le débat, n°135, Paris : Gallimard, pp.37-49.

[3] COLLES Luc (2008), « Pour une épistémologie de l’implication au cours de français », in  L’Ecole et le savoir. La question du sens., Université de Sousse :éd. Sahar, pp. 223-224.

[4] SALLENAVE Danioèle (1991), Le don des morts. Sur la littérature, Paris :Gallimard.

[5] GIBRAN Khalil (1956), Le prophète, Paris : Casterman, p.56.

[6] COLLES Luc (1994), Littérature comparée et reconnaissance interculturelle, Bruxelles :De Boeck.

[7] COLLES Luc, Le récit de vie (1989) (textes pour la classe et vade-mecum du professeur de français) et Le Récit de voyage (1997) , Bruxelles,  Didier-Hatier (« Séquences »)

[8] KANVAT K., COLLES L., DUFAYS J.-L. (2006), La Fontaine aujourd’hui. Des parcours pour lire, dire, réécrire les Fables en classe de français, CEDOCEF, Presses universitaires de Namur (« Diptyque 7 »)

[9] COLLES Luc (1994) , Littérature comparée et reconnaissance interculturelle, Bruxelles , De Boeck.

COLLES Luc (2007)  Interculturel : des questions vives pour le temps présent, Fernelmont, E.M.E. (« Discours et méthodes »)

[10] LEBRUN Monique et COLLES Luc (2007) , La littérature migrante dans l’espace francophone : Belgique, France, Québec, Suisse., Fernelmont, E.M.E. (« Proximités-didactique »)

[11] COLLES Luc (2010), Islam-Occident : pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones, Fernelmont , E.M.E. (« Proximités-didactique »)

[12] COLLES Luc (2011), L’immigration maghrébine dans la littérature française : anthologie France-Belgique (1953-2010), Fernelmont, E.M.E. (« Proximités-didactique »).

[13] TODOROV Tzvetan (2002), Devoirs et Délices. Une vie de passeur, Paris, Seuil.Cf. aussi (2007) , La littérature en péril, Paris , Flammarion.

[14] Martini, Evelyne  (2011),  Notre école a-t-elle un cœur ?, Paris , Bayard.

[15] Martini, Evelyne, op.cit., p.103.


 2e parution