Claire, le personnage principal des « Solidarités mystérieuses », le dernier roman de Pascal Quignard, vient prendre place dans une nature côtière qui l’habite depuis toujours. Elle retourne, en pleine force de l’âge, au domaine péripatéticien qui fut celui de sa jeunesse. Dans l’absolu où elle s’enferme, elle se prononce contre toute forme d’information et d’imagination, autre que locale et biologique. Ainsi condamne-t-elle le cinéma : « Tu sais, au fond je crois que je ne suis jamais allée au cinéma une seule fois de ma vie, toute seule, pour le plaisir. Quand j’avais treize ans, quand j’avais vingt ans, j’y allais pour me faire embrasser, mais ce n’était pas un plaisir d’image. Le fond du problème c’est que tout me paraît faux au cinéma. Je trouve que tous les acteurs jouent très très faux. C’est consternant. Cette fausseté m’angoisse. »
Sans doute, au-delà d’un bord de mer qu’elle aurait peut-être apprécié, bien qu’il soit plus apaisé que celui de la Bretagne, l’héroïne de Quignard n’aurait rien compris au dernier film de Aki Kaurismäki « Le Havre ». Aucune idée de nature, pas de recherche d’authenticité, aucune volonté de vraisemblance, allant même jusqu’à nous imposer la grâce étonnante d’un miracle.
Tout à l'opposé du cinéma traditionnel pourtant ! Il s’agit de l’agencement un peu théâtral du parcours de personnages décalés qui installent leurs activités complémentaires dans le décor d’une ville dont l’unité architecturale n’est due qu’à la destruction acharnée qu’elle a subie et au travail volontariste d’Auguste Perret. Un architecte qui lui a donnée une forme rationnelle et un peu utopique, récompensée par une inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial, tandis que des îlots délaissés constituent des refuges pour une poésie un peu anarchique où se retrouvent les marginaux, comme ce village de pêcheurs où vivent les témoins d’un temps révolu, quand l’épicier et le boulanger faisaient crédit.
La vie simple, l’amitié et le partage restent en effet aujourd’hui dans les marges et font sourire. Et les personnages, qui s’insinuent dans les refuges laissés par les horreurs des réalités économiques et des migrations sans espoir, constituent autant de contre références usées et même épuisées de notre propre passé enchanteur.
Du temps où nous avons découvert un autre cinéma, un autre espoir, d’autres formes de révolte et d’utopie… et le rock…
Nous ne pouvions même pas imaginer alors que les souffrances de la dernière guerre puissent être si facilement oubliées par des responsables politiques, pour rejouer à la petite guerre sur les terrains de la spéculation, au point de laisser se détruire l’Europe par petites touches, par petits renoncements quotidiens, par petits opportunismes électoraux, après tellement d’étapes difficiles pour la construire.
C’était le temps où Jean-Pierre Léaud faisait les « Quatre cents coups » et où Pierre Etaix retrouvait la jeunesse d'un clown dans « Yoyo ». C’était le temps où Roberto Piazza « Little Bob », venu par son père de l’anarchisme italien, lançait au Havre un groupe de rock français.
Devenus des vieillards, comme nous, devenus des personnages mythiques, ils établissent le pont entre notre jeunesse d’après-guerre et celle d’un jeune immigré venu de nulle part qui pourrait, si on l’y aide, recréer un autre monde. Mais tandis que le premier, devenu un peu fantomatique, dénonce l’enfant échappé aux autorités, le second joue le rôle d’un chirurgien dépassé par la maladie, qui du fait de la toute-puissance du cinéaste, est responsable d’une guérison qui ne lui doit rien. Quant au troisième, son retour sur scène en fait le véritable auteur du miracle permettant de recueillir l’argent qui donnera au jeune Idrissa échappé d’un container venu d’Afrique en fraude, de rejoindre sa mère de l’autre côté de la Manche.
Ce cinéaste finlandais semble connaître l’histoire de la France contemporaine mieux que nous-mêmes !
Les références aux films sociaux, aux films « réalistes » de Carné en particulier - qui n’avaient en fait de réalistes que de ne plus montrer seulement les beaux intérieurs bourgeois - sont légion dans l’œuvre de Kaurismäki. Ils cherchent, et réussissent à provoquer un rire discret, un rire gêné.
Il s’agit également de quelques recyclages personnels…Ainsi André Wilms, interprète écrivain venu d’un film antérieur, « La vie de bohème, s’est-il réfugié dans l’humble métier de cireur de chaussures. Il reste cependant affublé du nom bien connoté de Marcel Marx, tandis que Aki Houtinen, actrice nordique devenue ici sa compagne bienveillante, se prénomme Arletty ! Il parle comme le directeur de l’électricité dans « La vie est un long fleuve tranquille » pour dire justement d’une manière un peu précieuse que la vie est pleine d’une « intranquillité » qu’il faut prendre avec sérénité et détermination.
Jean-Pierre Daroussin, en flic solitaire, sorti en noir d’un roman du même nom, dessine en contrepoint l’image de l’éternel accompagnement du malheur par la police. Une compréhension qui tente d’adoucir la rigueur de la poursuite des éternels migrants qui, aujourd’hui comme aux pires moments de la montée des fascismes, épouse la violence des arguments politiques populistes…
Comme un tableau sombre, et même désespéré, que le regard du cinéaste, repeint d’aquarelle. Comme une distanciation qui permet aux spectateurs de reprendre eux-mêmes des couleurs et de l’espoir.
Certes, nous avons vieilli…mais les combats sont restés les mêmes : indignation et partage, protection des exclus. Est-ce si ridicule à dire ?
Dans la marge se donne une leçon de dignité pour les indignés et pour tous les autres qui vont se joindre à ceux qui ont commencé à dire non.