Si le talent était la seule condition du succès, nous aurions tous entendu parler de Ray Bonneville, ce bluesman d'origine canadienne qui vient de publier, il y a quelques semaines, son sixième album, "Goin' by feel". Lorsque je l'avais rencontré pour la station CINN FM, en 1994, je m'étonnais de la publication tardive de son premier album, "On the main", en 1993, alors qu'il avait déjà vingt-cinq ans de carrière derrière lui et un palmarès plus qu'enviable. Dans la veine d'un JJ Cale, Ray Bonneville continue, bon an mal an, à tracer son sillon avec une discrétion qui sied finalement plutôt bien aux bluesmen.
Titus - Ray Bonneville, ça fait plutôt drôle de parler d'un premier album lorsqu'on voit toute l'expérience que vous avez accumulée dans la chanson depuis vingt-cinq ans. Pourquoi avoir tant tardé ?
C'est une question de timing. Je voulais développer mon propre style avant de publier quoi que ce soit, et avoir suffisamment de compositions personnelles avant d'enregistrer. Pendant une vingtaine d'années, j'ai chanté du blues et du country blues mais ce n'étaient pas mes compositions à moi. Je passais mon temps à voyager et me représentais un peu partout dans le monde, mais j'étais davantage un interprète. Lorque je suis revenu au Québec, d'où j'étais originaire, je me suis mis à écrire plus sérieusement. Pour la première fois de ma vie, j'avais aussi assez d'argent pour enregistrer un disque, parce que ça n'a rien d'évident quand tu es bluesman... Et puis, en plus de mon activité de musicien, j'ai été pilote d'avion. J'ai longtemps hésité entre ces deux activités...
Titus - Avant la publication de ce premier album solo, "On the main" vous aviez participé à plusieurs enregistrements. Vous avez joué entre autres sur les albums de Stephen Barry, des Bluebirds, ou encore d'Ophelia Swing Band. Vous étiez quand même un familier des studios d'enregistrement...
Quand je vivais dans le Colorado, j'étais un véritable "session musician" (requin de studio, Ndr), ces musiciens qu'on engage en raison de leur habileté à jouer d'un instrument. Moi, c'était l'harmonica. J'ai participé à un certain nombre d'enregistrements à ce titre. L'ambiance d'un studio, c'est donc quelque chose que je connaissais.
Titus - On vous compare à JJ Cale ou Eric Clapton, mais votre musique est très personnelle et vous avez vraiment créé un style qui n'appartient qu'à vous. Est-ce que vous attribuez ça aux nombreuses années passées sur la route ?
Je pense, oui. Un musicien qui débute ne peut pas avoir de style. C'est une question de maturité. Les comparaisons avec JJ Cale ou Clapton tiennent sans doute au fait que nous avons les mêmes influences, blues et country. J'aime ces gars-là mais je ne me suis jamais dit que j'allais chercher à les imiter... Je ne dis pas que mon album est un disque de blues ou de country, parce que ce n'est pas le cas. C'est un cocktail, le résultat de tout ce que j'ai entendu quand j'ai vécu en Louisiane et un peu partout.
Un extrait de concert de Ray Bonneville enregistré en 2007 au Shetland festival :
Titus - J'aimerais que l'on raconte un peu votre cheminement. Vous êtes Québécois mais avez beaucoup fréquenté les Etats-Unis...
J'ai débuté au Québec. Je suis né à Hull mais j'ai passé mon enfance dans la ville de Québec. A l'âge de douze ans, mon père a obtenu du travail à Boston. Toute la famille a donc rejoint les Etats-Unis en char. J'y ai suivi mes études secondaires avant de partir au service militaire pendant deux ans. Mais j'avais déjà un band, les VIPs, dès l'âge de quinze ans. Je jouais de la guitare et on voyageait déjà pas mal. A mon retour du service, vers l'âge de vingt ans, j'ai recommencé à jouer de la musique. Je me suis établi dans le Colorado où j'ai vécu sept ans avant de partir en Alaska. Pendant toutes ces années, j'ai développé mes capacités à jouer en solo. De là, je suis allé à Seattle pendant deux ou trois ans, avant de traverser l'Atlantique. J'ai vécu à Paris en France pendant un an. J'y ai joué beaucoup et j'ai bien aimé ça. Je suis retourné par la suite à Boston avant d'aller vivre en Louisiane pendant quatre ans. J'y avais déjà joué à plusieurs reprises mais je n'y avais pas encore résidé. Après ça, il y a eu un nouveau saut à Boston avant de revenir au Québec, en l'occurrence à Montréal.
Titus - Musicalement, vous êtes quelqu'un de très polyvalent : vous êtes un guitariste virtuose en plus d'être un excellent joueur d'harmonica. Comment avez-vous acquis la capacité à jouer de ces différents instruments ?
La guitare, j'ai commencé à en jouer dès l'âge de quatorze ans. L'harmonica, c'était pas avant mes vingt ans. J'avais entendu Little Walter, Howling Wolf, et ça m'avait impressionné. J'ai d'abord pratiqué les deux instruments de manière séparée, puis j'ai commencé à en jouer simultanément sur scène. J'ai jamais pris de cours : j'ai toujours travaillé à l'oreille. Mon style à la guitare, le finger picking, je l'ai emprunté à un certain nombre de musiciens, notamment Muddy Waters.
Titus - A ce propos, avez-vous côtoyé Muddy Waters ? Car c'est un nom qui apparaît à plusieurs reprises dans votre biographie...
J'ai été beaucoup influencé par Muddy Waters. J'ai aussi assuré quelques premières parties de ses shows. Je l'ai rencontré mais je ne l'ai pas réellement côtoyé. Je devais avoir 27 ans à l'époque... Il m'a dit qu'il comptait sur nous, les jeunes, pour assurer la relève et faire en sorte que le blues continue à vivre... Quelques années après sa mort, j'ai joué en première partie du Legendary Blues Band, composé de ses anciens musiciens,
dans un club du Massachusetts. Ils m'ont invité sur scène; on a interprété quelques chansons ensemble, et on a bien discuté après le show. C'est souvent comme ça que ça se passe; on se retrouve dans la loge, on parle de nos influences communes...
Titus - J'ai vu aussi les noms de BB King, de Bob Scaggs, de John Hammond...
Les noms qui figurent dans mon press-book sont ceux de musiciens avec lesquels j'ai jammé où qui m'ont invité à assurer leur première partie. John Hammond et moi étions très amis. On a fait quelques virées ensemble aux Etats-Unis. C'est un très grand musicien. J'ai aussi assuré la première partie de BB King récemment à Montréal; je l'ai trouvé vraiment très sympathique.
Titus - On dit souvent que les bluesmen accordent une place particulière à la scène. Qu'est-ce que ça représente pour vous ?
La scène, c'est mon deuxième salon. Je m'y sens vraiment très à l'aise ! S'il se passe un mois sans concert, je ne me sens vraiment pas bien. C'est difficile à expliquer ! J'aime beaucoup ça !
Titus - Pouvez-vous nous parler de l'enregistrement de votre premier album, "On the main" ?
Tout s'est fait relativement vite. J'avais assez d'économies. J'ai appelé mon chum Brad Hayes, des Etats-Unis, qui est le second guitariste. A l'époque, je jouais aussi avec Stephen Barry et son batteur, John McColgan. Tout s'est mis en place naturellement. On est allé en studio et nous avons rapidement trouvé le bon feeling. C'est pour ça que la musique est aussi joyeuse ! On était comme en famille...
Titus - Votre musique est aérée, jamais trop chargée. C'est un peu votre marque de fabrique, non ?
Quand j'arrive dans une nouvelle ville, je cherche toujours les meilleurs musiciens, ceux dont je partage la même philosophie musicale. Le bassiste et moi tombons d'accord sur un point : il faut laisser respirer la musique et ne pas trop multiplier les notes. C'est quelque chose que j'ai appris à la Nouvelle-Orléans. La musique, c'est aussi le silence entre les notes. En studio, on esaye de créer une ambiance, une atmosphère.
Titus - "On the main" est sorti l'an dernier, en 1993. Travaillez-vous déjà sur un autre album ?
Depuis la sortie de "On the main", j'ai écrit environ 25 chansons. On les a déjà chantées sur scène. Certaines ont été enregistrées en studio. Mais il faut que j'en retienne seulement une douzaine. Je pense que cet album sortira au printemps 1995.
Titus - En écoutant votre album la première fois, j'étais loin de penser que vous étiez québécois. L'accent est vraiment américain. En tant que Québécois qui chantez en anglais, est-ce que vous avez déjà songé à chanter le blues en français ?
Dans le prochain album, il y a une chanson intitulée "That blonde of mine" qui est écrite en français et en anglais. Mais J'ai passé 27 ans aux Etats-Unis et mon niveau actuel de français ne me permet pas de restituer la palette de nuances que j'arrive à exprimer en anglais. Il faut que je t'avoue une chose : je pense aujourd'hui en anglais. Mais depuis que je suis de retour au Québec, je m'y remets et ça revient progressivement. Mais pour être satisfait d'une chanson, il faut que la langue coule, et que je réussisse à la faire couler comme l'anglais. Il y a des artistes francophones qui y parviennent...
Titus - Vous avez beaucoup vécu aux Etats-Unis. Est-ce que le français joue encore un rôle dans votre vie ?
Je me considère comme un Nord-Américain. Que je sois à Montréal ou à New York, c'est toujours moi. J'aime les gens du Québec, mais j'aime aussi les Etats-Unis. Voyager, ça permet de voir d'autres styles de vie, d'autres façons de penser. S'il fallait que je raconte les kilomètres parcourus dans ma voiture, entre New Orleans et Boston, ou Boston et Seattle, on pourrait voir défiler les poteaux de téléphone dans mes chansons.
Titus - Dans l'imaginaire, je crois que ce que vous dites correspond à l'idée que les gens se font du bluesman, quelqu'un qui vit un peu en marge et sur la route...
Un musicien, qu'il soit bluesman ou pas, doit voyager. Si on restait dans la même ville, ce serait difficile d'évoluer... Il faut aller au contact de gens meilleurs que soi pour apprendre et avoir le désir d'aller plus loin.
Titus - Pourquoi avoir choisi de revenir au Québec pour enregistrer votre premier album ?
Je n'ai pas fait exprès ! J'avais un contrat en Abitibi, au Québec, en tant que pilote d'avion. Je devais piloter un Beaver, un avion de brousse, pour un pourvoyeur. J'ai amassé assez d'argent pour faire mon album en ce faisant. Et puis j'ai de la famille à Montréal : deux soeurs, mon père, ma mère... J'ai un lien très fort avec cette région. D'autre part, la concurrence est très forte aux Etats-Unis dans le domaine du blues. Je me suis dit que de me faire connaître dans un premier temps au Canada pourrait m'aider, par la suite, à percer aux Etats-Unis... Les maisons de disques américaines font attention à tout ce qui marche bien au Canada. Nous verrons bien...
POUR EN SAVOIR PLUS :
Le site officiel de Ray Bonneville.
Le site MySpace de l'artiste.
RAY BONNEVILLE :
COMPLEMENTS BIOGRAPHIQUES :
Depuis notre rencontre en 1994, le Canadien Ray Bonneville a continué à tracer sa route dans le monde du blues. Pas moins de cinq albums ont suivi "On the main", dont il était question lors de notre entretien. Il semble que la "stratégie" de Ray - tenter de se faire connaître au Canada dans l'espoir de finir par percer aux Etats-Unis - a bel et bien fini par porter fruit. Son album "Roll it down", sorti en 2003, a d'ailleurs été publié sur une étiquette américaine. Ray jouit aujourd'hui d'une notoriété certaine en Amérique du nord et en Europe. Le 22 janvier, son sixième album, "Goin' By Feel", a été publié chez Red House Records.
LE DOCUMENT EN PLUS
Pourquoi Ray Bonneville a-t-il enregistré son premier album au Québec, lui qui vivait depuis 27 ans aux Etats-Unis ? Voici la réponse qu'il nous a donnée en 1994, dans le cadre de l'interview que nous avions diffusée sur CINN FM :
LA DISCOGRAPHIE COMPLETE DE RAY BONNEVILLE :
Goin' By Feel (2008) : à écouter en ligne, sur le site officiel de Ray.
Roll It Down (2003)
Rough Luck (2000)
Gust of Wind (1999)
Solid Ground (1997)
On The Main (1993)
OU VOIR RAY BONNEVILLE CE PRINTEMPS EN EUROPE ?
Allemagne : tournée prévue du 15 au 30 avril 2008.
Irlande : (avec Tim O'Brien) à Belfast le 1er mai, Dublin le 2, Kilkenny les 3 et 4 mai, Galway le 5 mai.
Royaume-Uni : plusieurs dates au programme d'une mini-tournée qui se déroulera du 9 au 20 mai.
Photos : Sandy Dyas, Jan Guchelaar et DR.