Après ‘La conversation amoureuse’, ‘Grâce et dénuement’ fait l’objet des commentaires les plus fournis sur Amazon. J’ai beaucoup aimé le premier, j’aime bien le second. Contrairement à ce qui est écrit en quatrième de couverture, le personnage principal n’est pas « une libraire » mais une infirmière (encore un stagiaire marketing qui n’a pas lu le livre avant de blablater…). Elle dit être mariée (mais nul ne connaît son mari) et avoir trois fils (qu’elle n’associe jamais à ses escapades) ; en outre, elle vient le mercredi, jour des enfants, délaissant ainsi les siens… s’ils existent.
Car l’histoire est à tiroirs. Esther, infirmière, passe le mercredi à lire des histoires à des enfants gitans, isolés en terrain vague d’une banlieue nord et non scolarisés. Personne ne connaît les Gitans. Ils sont français, contrairement aux Rom venus de Roumanie ou Bulgarie, mais ce sont des Français de seconde zone puisqu’ils ne peuvent indiquer de résidence. Aucune mairie de les reconnaît et, sans domicile fixe, aucune aide sociale ou scolaire n’est possible. Nous sommes en 1997 – sous Jospin – et dans une commune de banlieue nord – donc de gauche. A chacun son prolétaire, chaque politicien se crée ses pludémunis et la gôch adore se créer ses sous-prolétaires plutôt que de s’occuper des ouvriers et employés qui votent « mal »…
Mais le propos d’Alice Ferney n’est politique que par ricochet. Elle s’intéresse avant tout aux gens. Esther, dans sa petite Renault jaune, apporte des livres d’images parmi les classiques enfantins : Babar, la petite Sirène, les contes d’Andersen, Marlaguette, le chat botté, le loup et l’agneau, Pinocchio, le petit Prince… Magie des mots et des images, les enfants sauvages sont fascinés. Ils se tiennent sages, eux si turbulents ; ils ont de l’intuition, eux les incultes ; ils réclament « la morale » de l’histoire, eux laissés en friche. Le roman est un hymne à l’éducation via les livres, ce pourquoi il a reçu le prix ‘Culture et bibliothèques pour tous’ ; il reconnaît le rôle social des bibliobus et autres médiathèques. Il devrait plaire aux profs car il exalte la transmission des savoirs.
Talent de l’auteur : aucun misérabilisme, malgré le sujet. Les hommes ne travaillent pas parce qu’ils sont tentés de voler et ne veulent pas se rendre esclaves d’une organisation. Les femmes poulinent et subissent, leur seul bonheur étant les enfants (petits). Allaiter, caresser, talocher est leur rôle dans la vie, tout comme faire la cuisine et la lessive. Pour les gosses, ils vont sans chaussettes et débraillés, jamais peignés et rudes aux températures, lavés à grande eaux une fois tous les quinze jours. Sur le camp règne la matriarche, autre signe discrètement politique par ricochet. Les hommes sont des gamins, l’existence ne tient que grâce aux femmes. Angéline est une « vieille » de 57 ans, usée par les maternités et le climat, qui se laisse passer lorsque la commune veut expulser les Gitans après avoir racheté le terrain. La gadjé s’est fait accepter parce que les enfants l’adorent, que les hommes la désirent et que les épouses l’envient. Elle est modeste, ne demande rien, cherche à scolariser les petits après leur avoir donné le goût des histoires.Qui est-elle donc ? Une bonne fée ? Une bonne âme ? Une bobo naïve, attentive à tous les « sans » ? Il y a de l’air du temps, de la mode un brin démagogique dans cet emblème héroïsé. Mais le roman a été écrit avant l’avalanche de bons sentiments qui a déferlé à gauche sous Sarkozy pour faire honte à une époque qui se replie. Reste un récit empli de grâce, d’une plume fluide et littéraire, sans jamais s’appesantir. Un vrai style d’auteur, attentif aux humains quels que soient leurs origines et statuts, une œuvre de belle personne. Je vous incite à le lire.
Alice Ferney, Grâce et dénuement, 1997, Babel poche 2007, 289 pages, €8.07