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Brève histoire de la citoyenneté

Publié le 02 mars 2008 par Voilacestdit

(Notes d'aprטs Qu'est-ce que la citoyennetי ? de Dominique Schnapper)

La citoyennetי dans l'Antiquitי

 

L'hיritage grec est א l'origine de la conception de la citoyennetי. L'invention de la citי grecque, polis, c'est l'invention de l'idיe de citoyen. Les Grecs ont pensי, א travers la citי, l'יmergence du politique comme domaine autonome de la vie collective. Ils ont conחu l'idיe d'une sociיtי politique abstraite distincte de la sociיtי rיelle, formיe d'individus concrets. La polis, selon Aristote, c'est la communautי des citoyens organisיs politiquement. Cette abstraction est une utopie crיatrice, fondיe sur l'idיe d'יgalitי de tous les citoyens en tant que citoyens. Tous ceux qui participent, ou sont en capacitי de participer, au gouvernement de la citי, vont se dיfinir comme des homoioi, des semblables, puis, de faחon plus abstraite, comme des isoi, des יgaux. En dיpit de tout ce qui les oppose dans la vie sociale, les citoyens se concoivent, sur le plan politique, comme des unitיs interchangeables, א l'intיrieur d'un systטme dont la norme est l'יgalitי.

La polis grecque, ouverte א l'idיe d'יgalitי, reste cependant limitיe par une conception qu'on peut qualifier d'ethnique, en ce sens que les citoyens יtaient dיfinis par leur naissance et leur appartenance א une "phratrie" (division de la tribu chez les Athיniens) et א un "dטme" (nom des bourgs de l'Attique). Les יtrangers, les mיtטques, les esclaves et les femmes en יtaient exlus, n'יtant pas en capacitי d'exercer le pouvoir dans la citי. [Sur la conception aristotיlicienne de la citoyennetי se reporter א l'article de ce blog Qu'est-ce qu'ךtre citoyen, selon Aristote.]

La dיmocratie moderne a hיritי de Rome la conception d'une citoyennetי dיsormais dיfinie en termes de statut juridique. Le civis romanus n'est plus conחu comme membre d'une citי mais comme disposant de droits civils et personnels. Dans l'Empire devenu immense, il ne s'agissait plus d'organiser la vie entre des groupes d'individus א l'יchelon de la citי, mais de rיgler les relations entre des sujets de droit. La nature juridique du statut de citoyen permettra d'inclure progressivement des יlיments יtrangers, et fondera l'idיe que, dans son principe, la citoyennetי יtait ouverte et qu'elle avait une vocation universelle (idיe reprise sur un autre plan par le message universaliste de la chrיtientי, issue de l'Empire romain).

La pensיe politique moderne, en redיcouvrant le droit romain א partir du XIIIe siטcle, en יlaborant ensuite l'idיe du contrat social, s'inscrit dans cette histoire. Mais la citoyennetי moderne ne prolonge pas simplement les idיes du passי. Le citoyen moderne n'est pas le membre de la polis grecque, ni le civis romanus. La modernitי a introduit une rupture dans la conception et la pratique politiques. La citoyennetי moderne n'est d'ailleurs pas une essence, mais une histoire, dans laquelle deux courants principaux s'inscrivent : la conception anglaise de la citoyennetי, et la conception franחaise issue de la Rיvolution.

La conception anglaise de la citoyennetי

 

La tradition anglaise est fondיe sur l'idיe que, pour assurer la vיritable libertי des hommes contre le pouvoir qui risque toujours de devenir arbitraire, il faut respecter la diversitי des appartenances et des attachements particuliers. Cette idיe a יtי progressivement יlaborיe. Son origine remonte א la Grande Charte de 1215. Une יtape essentielle fut franchie avec l' habeas corpus (1679), qui affirmait les droits des individus contre l'arbitraire du pouvoir, et avec la Glorius Revolution de 1688, qui confirmait la fin de l'absolutisme royal et consacrait la prיpondיrance du Parlement, tout en affirmant en mךme temps la nיcessitי que le roi reste prיsent au sommet de l'יdifice politique et social. Loin de marquer une rupture violente, la rיvolution de 1688 s'inscrivait dans la continuitי. "Roi en son parlement", le monarque voyait sa souverainetי encadrיe et limitיe par les droits du Parlement. Ainsi s'יtablissait un systטme de contre-pouvoirs efficace.

Le systטme parlementaire s'est ensuite progressivement dיmocratisי, le pouvoir יtant transfיrי des corps hיrיditaires (le roi, la Chambre des lords) א la Chambre des communes reprיsentant l'ensemble des citoyens. Le parlement britannique, qui avait d'abord יtי l'instrument du contrפle et de la limitation du pouvoir royal, devenait sans rיvolution le lieu de l'יlaboration politique et de la pratique dיmocratique.

L'idיe de checks and balances fut louיe par les historiens anglais comme par les admirateurs יtrangers de la tradition britannique, au premier rang desquels Montesquieu, dont la thיorie sur ce qu'il appelle la "distribution des pouvoirs" resta l'interprיtation classique de la politique anglaise.

La dיmocratie anglaise a gardי l'idיe d'assurer les libertיs par la crיation de contre-pouvoirs, issus de la reprיsentation politique des principales forces sociales. Le pluralisme y est perחu comme l'expression naturelle des libertיs publiques. La nation doit respecter les droits des groupes particuliers qui la composent. C'est que l'intיrךt gיnיral est composי des intיrךts particuliers. Les diffיrents groupes sociaux sont reprיsentיs dans l'espace public en raison mךme de leur spיcificitי et, en dיfendant leurs propres intיrךts, ils contribuent א l'intיrךt gיnיral et au bon fonctionnement de la sociיtי tout entiטre.

L'hיritage de la Rיvolution franחaise

 

L'histoire est יvidemment fort diffיrente en France. Le citoyen a fait irruption sur la scטne politique par une rיvolution qui devint rapidement violente. La Rיvolution franחaise fut essentiellement une rupture politique, malgrי la continuitי entre l'Ancien Rיgime et la Rיvolution mise en יvidence par Tocqueville.

L'acte III de la Dיclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 ao�t 1789) le proclame : "Le principe de toute souverainetי rיside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autoritי qui n'en יmane expressיment". Alors que, jusque-lא, tout pouvoir "יmanait" du roi, cest dיsormais "la nation" qui en est la source.

Redיfinir le fondement de la lיgitimitי א partir de l'individu constituait un renversement inouן de l'ordre politique, qui יtait dיsormais fondי sur l'universalisation de la libertי politique א partir de l'individu autonome. En proclamant que la lיgitimitי passait du roi, source traditionnelle de tout pouvoir, vers l'individu et ses droits, en affirmant la prייminence de la "nation", c'est-א-dire de l'ensemble des individus, les rיvolutionnaires soulevaient tous les problטmes de l'organisation des sociיtיs individualistes modernes.

Par la proclamation de cette nouvelle lיgitimitי se trouvait posי un principe de transcendance des particularismes. Constituיs en "nation", les citoyens cessaient d'ךtre des individus concrets, caractיrisיs par leur appartenance sociale. Ils devenaient des citoyens יgaux. Tous les particularismes יtaient renvoyיs א la sphטre du privי. Ce qui fonde la citoyennetי, c'est l'opposition entre les spיcificitיs de l'homme privי et l'universalisme du citoyen. Ce principe n'entraמnait pas, א l'יpoque, que tous les membres de la sociיtי devinssent des citoyens [seuls les individus libres et autonomes pouvaient participer א la vie politique : יtaient exclus de la citoyennetי, en raison de leur non-autonomie, les mineurs, les aliיnיs mentaux, les moines, les domestiques, les femmes...]. L'exercice des droits du citoyen יtait rיservי aux "citoyens actifs". Mais il יtait affirmי que tous avaient vocation א accיder א la citoyennetי.

Se posait le problטme - qui touche א notre modernitי - des sociיtיs individualistes. Comment passer de l'individu souverain א la "communautי des citoyens" qui est la source de la lיgitimitי politique ? N'existe-t-il pas une contradiction entre la libertי du citoyen et les exigences de la sociיtי ? Les grands dיbats de 1789 et de 1793 traitent de ces problטmes. La Dיclaration du mois d'ao�t 1789 consacre, selon son titre, les droits de l'homme et du citoyen. Mais le compromis qu'elle יtablit entre les partisans de la prייminence des premiers et les partisans de la prייminence des seconds ne rיsout pas pour autant le problטme. L'homme et le citoyen ne se confondent pas. Pour les uns, des droits de l'homme prיexistent א la vie sociale (Locke). Pour les autres, au contraire, ce sont les droits des citoyens qui fondent les droits de l'homme (Rousseau). Un dיbat parallטle se dיroula א propos des droits et des devoirs. Dans la position individualiste, les devoirs de chacun sont nיcessairement liיs aux droits des autres ["Les devoirs naissent naturellement des droits du citoyen", Clermont-Lodטve le 4 ao�t 1789]. Pour les rיdacteurs de la Constitution de 1793,  il importe d'affirmer les devoirs des individus א l'יgard de la collectivitי.

Critiques

 

L'יgalitי proclamיe du citoyen fait dיbat. Elle s'oppose, d'une part, aux rיfיrences particuliטres des individus concrets et, d'autre part, א leurs inיgalitיs יconomiques et sociales.

C'est la satire politique d'Edmund Burke contre la rיvolution de 1789, publiיe dטs 1790,  Rיflexions sur la Rיvolution franחaise, qui a posי les termes essentiels de la critique de l'abstraction et du volontarisme politiques du projet des rיvolutionnaires franחais. Cette critique est menיe au nom de la valeur de l'hיritage. La proclamation des droits de l'homme ne tient pas compte des conditions rיelles de la vie des hommes qui se dיroule toujours dans des sociיtיs dיjא constituיes, hיritiטres d'une histoire particuliטre. On ne part jamais d'une tabula rasa. Au citoyen abstrait, individualiste et יgalitaire, Burke oppose la diversitי des sociיtיs et la rיalitי des libertיs progressivement obtenues par les Anglais grגce א leur "Glorieuse Rיvolution" de 1688, fondamentalement diffיrente de la rיvolution de 1789. L'appartenance א une communautי, produit d'une tradition, est plus avantageuse pour l'individu que la revendication abstraite de la libertי. En dיtruisant l'hיritage, en voulant reconstruire la sociיtי א partir de rien, en uniformisant les conditions de tous, les rיvolutionnaires nient la dimension naturellement hiיrarchique des sociיtיs et ne peuvent dיboucher que sur le despotisme.

La critique contre l'idיe d'יgalitי et contre un projet politique fondי sur la seule raison sera renouvelיe א la fin du XIXe siטcle א la naissance des sciences sociales, qui pointeront les limites de la raison, la force des hיritages et la prיgnance de l'insconscient sur les comportements humains. Le caractטre utopique de la citoyennetי a יtי critiquי aussi dans des travaux comme ceux de Louis Dumont sur l'idיologie moderne [La hiיrarchie, qui s'exprime א l'יtat pur en Inde, constitue selon Dumont un trait fondamental de sociיtיs complexes autres que les nפtres. La sociיtי moderne refoule le sentiment de la hiיrarchie, qui reste "l'impensי" de notre conception de l'ordre social. Ce serait la raison pour laquelle s'est dיveloppי le racisme - retour, sous forme pathologique, de la hiיrarchie refoulיe].

Autre dיbat inscrit dans l'histoire de la citoyennetי : les droits-libertיs, et les droits-crיances. - Les premiers furent l'acquis de la Rיvolution de 1789. Ils garantissent les droits des citoyens contre le pouvoir de l'Etat en leur assurant la libertי de penser, d'expression, de culte, de rיunion, de travail ou de commerce. Ils dיveloppent l'inspiration des rיvolutionnaires contre l'arbitraire royal. [Ainsi s'expliquent les articles de la Dיclaration des droits de l'homme et du citoyen qui affirment les garanties judiciaires (articles 7 א 11) et peuvent se rיsumer dans la formule de l'article 9 formant le prיambule de la Constitution de 1793 : "La loi doit protיger la libertי publique et individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent"]. - Les seconds, ou droits-crיances, consacrיs aprטs les rיvolutions de 1848, visent א assurer les conditions rיelles de l'exercice des droits-libertיs. Ils dיfinissent les droits que dיtiennent les individus sur l'Etat, en vertu desquels ils peuvent l'obliger א lui rendre des services : droit au travail, א la sיcuritי matיrielle, א l'instruction, au repos etc. L'Etat-providence, c'est, de maniטre privilיgiיe, l'Etat de droits-crיances. Ces derniers ne s'opposent pas aux droits-libertיs, ils s'inscrivent dans leur logique, et dans la tension, perחue dטs 1789, entre l'יgalitי du citoyen et les inיgalitיs des individus concrets.


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