Avant d’évoquer l’ouvrage qui sera le premier animateur de la rubrique « navet » de ce blog, je me dois d’en donner quelques éléments de définition. Elle ne recevra en aucune manière les critiques de livres, de films ou de séries que je n’ai pas aimés, que je juge décevants ou qui ne seraient pas à la hauteur des attentes que j’ai pu mettre dans l’œuvre d’un créateur (comme je pourrai le faire prochainement au sujet du dernier recueil de nouvelles d’Etgar Keret).
Non, le navet est une catégorie à part. Un genre à part entière, oserais-je dire, avec ses invariants, ses références marquées, ses inflexions d’écriture.
En 1853, Flaubert se servait de la métaphore « potagère » pour refuser à certaines productions plastiques de figurer dans la liste des œuvres d’art. Avec les années, l’expression a eu tendance à ne plus désigner que des productions cinématographiques, pour mieux dire à quel point un film est raté, insipide et ennuyeux. N’hésitons pas à l’utiliser pour parler de littérature et, même, de toute chose qui tend à être ou (pire encore !) qui prétend être de l’art.
J’imagine déjà certains s’ériger contre la supposée pédanterie ou contre la posture prétendument élitiste de ces mots. Je crois au contraire qu’avoir un tant soit peu d’exigences face à des œuvres qui se réclament d’une certaine besogne littéraire n’est pas plus qu’un peu de respect envers les lettres. Cette rubrique ne se gardera donc pas de fustiger ceux qui, sous prétexte de faire dans le populaire, servent du bouillon gras à leurs lecteurs, leur donnent à lire des romans qui se cantonnent à être des histoires, sans même faire de la langue un instrument dont les potentialités sont transformées en poésie. Des histoires où les mots ne font que décrire une réalité qu’ils n’arrivent paradoxalement pas à atteindre. Ces productions, ces navets oui, parce qu’ils pullulent sur les étals des supermarchés, des maisons de la presse et des librairies, créent une esthétique « téléfilmesque », à l’image des programmes qu’on ne regarde que d’un œil, qu’on enquille au rythme de la bannette de linge qu’il faut repasser, apaisés que nous sommes par la capacités qu’ils nous offrent à anticiper ce qu’il va se passer. Les navets dont je parlerai ont cette vertu de nous éviter de les regarder (ou de les livre).
Pourquoi alors s’obstiner à en parler ? Pour le goût qu’ils apportent au reste du plat. Non pour leur nécessaire et intrinsèque saveur, mais pour ce qu’ils permettent aux autres de révéler, exactement comme dans un bon pot-au-feu. Là est la seule qualité du navet.
Les pires de ces livres font montre d’une confiance excessive qui leur donne l’impression d’être à la tête d’un mouvement, d’une contestation ou simplement d’une parole écoutée par le grand nombre. La folle outrecuidance des petits chefs de la littérature prend souvent les atours du régionalisme, du populisme, de la morale primaire ou de la rébellion consensuelle. C’est un savant mélange de ces ingrédients que j’ai retrouvé dans l’ouvrage d’Henri Girard, L’Arlésienne de Tidbinlla (in octavo éditions). Méfions-nous, déjà, de sa quatrième de quatrième de couverture, où l’écrivaillon prend une pose féline et amusée avec dans ses bras un matou domestique qui semble bien gêné de se trouver de la sorte exposé. Tout cela devant un bout de bibliothèque où trônent de vieilles reliures chinées ici ou là, au gré du vent et des envies de ce bibliophile à qui on ne la fait sûrement plus. Mais Henri Girard n’est pas qu’un érudit champêtre et un casanier qui s’assume (grand bien lui fasse) : c’est un homme au parcours heurté, un bon vivant doublé d’un être besogneux. En gros, lecteur, tiens-toi aux accoudoirs de ton fauteuil, l’auteur à tes services est un autodidacte et un travailleur-orchestre, ainsi qu’un humoriste assez lourd-dingue pour nous rappeler qu’il a été « déhérache », se raillant ainsi des postes à responsabilités tout en prenant soin d’épousseter les maigres breloques qu’il a glanées au fil des années. Engagé dans des luttes grammaticales (imparfait du subjonctif) et syntaxiques (point-virgule), le monsieur a pris le temps d’écrire une demi-douzaine (six environ ?) de romans qui allient rigueur et dilettantisme. Chapeau l’artiste ! Rien qu’en faisant un tel rapport, je suis au bord de la crise de foie. Nous n’en sommes qu’à la présentation biographique (soit une mince colonne d’une vingtaine de lignes). Alors se loger les 269 pages d’une égale lourdeur, le régime est dur à avaler, surtout en période de fêtes. Et en lecture, le spasfon n’aide pas à digérer.
Une des qualités du navet est de ne jamais sortir de ses frontières gastronomiques. Pour preuve, cet autre trait distinctif qu’en Henri Girard maîtrise à la perfection : l’étalage de confiture. Son livre est jalonné de quarante-deux (!) épigraphes qui, à défaut de vraiment donner du sens à son texte, parviennent à en barbouiller les marges. Pourtant, dans ses grandes lignes, ce roman est affaire de simplicité. Le narrateur est un homme qui se laisse vivre. Il élève seul son fils Maxime, un peu aidé toutefois par sa sœur. Seul car la Cléopâtre qu’il a rencontrée quelques années auparavant au cours d’un bal costumé est tombée enceinte et lui a laissé le môme. Mais tout cela n’est pas vraiment le début, car le roman commence par une affaire de corps intervertis lors d’une inhumation. A notre plus grand dam, tout ceci n’est qu’un feu de paille et nous voilà avec la sensation d’avoir lu un sacré paquet de pages pour pas grand-chose, si ce n’est pour voir l’épaisseur d’une intrigue sortir définitivement du catalogue de ce roman. Mais passons.
La suite est, elle aussi, assez simple : notre antihéros subit un « coup de grisou » (son coup de foudre à lui) pour une châtelaine à la dérive, la séduit assez facilement et lui fait l’amour dans la mare du domaine en ruine. Il se décide alors à partir à la recherche de la mère de Maxime, se rend compte qu’il vient de coucher avec la grand-mère du gamin, puis, alors que son enquête connaît un dernier tout avantageux, abandonne tout pour retourner auprès de son fils. Il se résout ainsi à continuer à lui raconter des histoires sur une supposée mère anthropologue partie mener ses recherches en Australie : l’aventure à venir qui rapprochera un père et son fils recouvre finalement celle d’une mère idéale mais absente.
Qu’y a-t-il d’embêtant dans ce roman, de « navetien », alors que présenté de la sorte, Henri Girard semble avoir voulu faire œuvre d’originalité ? Le problème est qu’il se réclame ouvertement aussi bien de Francis Blanche que d’Antoine Blondin, de Frédéric Dard que de Balzac, et qu’il pense pouvoir jongler avec ces gros couteaux en faisant fi de leur tranchant. Entre les deux, on ne retient de Gabriel Fouquet que la picole et on oublie en quoi l’atmosphère d’Un singe en hiver fait de lui un personnage dépressif, ombrageux et inquiétant. Il est un romantique désenchanté, non un beauf mielleux à qui on fait boire de la pression par hectolitres en pensant que le populaire breuvage saura rafraîchir l’esprit de l’audience. L’idée d’un personnage un peu décalé, parlant d’amour la Camel au bec, est pourtant loin d’être désagréable. Quand elle est installée au cœur d’une intrigue au style suranné et qu’elle est rattrapée par une morale petite-bourgeoise, le château de cartes d’effondre, laissant apparaître un écrivain qui donne l’impression de se regarder le nombril. De l’autre côté des références, il est tout aussi clair qu’on ne fait pas des jeux d’esprit en se limitant à agglutiner trois épithètes pompés dans le Dictionnaire des mots rares et précieux derrière un substantif. Les finesses de l’humour ont pour elles d’éviter les lourdeurs de trop longs racontars. Sinon, tous les procédés d’écriture n’en paraissent que plus surfaits. Et puis, n’ayons pas peur de rappeler que les meilleures blagues sont les plus courtes. Celle d’Henri Girard ne respecte pas cette ligne de conduite pour être prise au sérieux.