Perdus dans Kaboul (3)

Publié le 13 février 2008 par Rogerroger
Je me suis rendu au « Kandahar », la modeste guest-house où avait logé « Polo », comme j’ai surnommé notre voyageur cycliste, sujet de Sa Très Gracieuse Majesté.
Rien n’était sûr pour autant, il n’avait laissé ni passeport ni aucune pièce d’identité à son arrivée. Les autorités afghanes, restées discrètes sur cette histoire, souhaitant éviter trop de publicité négative pour l’image du pays, avouaient seulement avoir découvert un sac à dos, quelques vieilles nippes, un peu de haschich… La description de son client donnée par le tôlier correspondait à peu près au cadavre découvert dans le parc : un homme grand, mince, blond…
Près du bazar, en plein centre-ville, le Kandahar était un boui-boui qui avait dû connaître une certaine notoriété du temps des routards, dans les années 70. En 2004, il n’était fréquenté que par des Afghans de passage à Kaboul, pouvant mettre cinq dollars dans une chambre.
Petit building de cinq étages, délabré, sombre et crasseux. Peinture jaunasse écaillée à l’extérieur, peinture marronnasse écaillée à l’intérieur, toilettes à la turc à l’étage, pas de douche pas de lavabo.
Le tenancier m’a tout de suite paru être un bon gars : « sorry sir, hotel full ! » « Mouchkel ne’st ! » - pas de problème – ai-je répondu, souriant à mon tour… puis nous avons entamé les salamecs : « bien le bonjour à vous, allez-vous bien, votre santé est-elle bonne, votre corps est-il en forme, et la famille, soyez en vie, et que Dieu vous vienne en aide… »
Impressionné par ma maîtrise – même approximative – de la langue dari, il a vite avoué que des chambres libres, en fait, il en avait plein – se plaignant au passage de la dureté des temps pour les affaires. Les autorités afghanes, vexées qu’un étranger ait pu passer plusieurs jours à Kaboul sans être repéré, puis se faire exécuter sans que l’on réussisse à déterminer avec exactitude son identité, avaient décidé d’interdire les petites guests comme le « Kandahar » aux non-Afghans. L’époque était à la reconstruction et à la lutte contre le terrorisme. On verrait plus tard pour le tourisme et les routards.
Après avoir siroté du thé vert et échangé nos points de vue sur la vie, la politique, et la présence américaine dans le pays, j’ai fini par suggérer qu’il me parle un peu du roladji assassiné.
Il a fait mine d’hésiter, pour le principe, mais j’ai vite su que c’était gagné. Monsieur Habib était devenu mon ami.
Sa ressemblance avec Fernandel était troublante. Un sourire désarmant éclairait soudain son visage, dévoilant une mâchoire chevaline aux gencives roses pâles, et sur le sommet de son front se dressait un toupet ébouriffé de cheveux grisonnants.
Avec des airs de conspirateur, il m’a engagé à le suivre vers l’escalier.
Nous avons grimpé en silence jusqu’au troisième étage. Là, après avoir repris son souffle, complice, il est allé ouvrir la chambre 305.
Un cagibi. Quinze mètres carrés, deux sommiers métalliques rouillés avec un matelas taché, un édredon douteux… La fenêtre surplombait la « rivière Kaboul », rigole fangeuse traversant la ville, à la fois décharge, pissotière et lavoir. Je me suis attardé, songeur, le front sur la vitre glacée, rêvant aux derniers jours de notre Marco Polo. Quelle motivation avait donc pu pousser cet homme à venir à Kaboul ? Une ville déconseillée par toutes les ambassades « à ceux qui n’ont pas une raison professionnelle impérative d’y séjourner »…
Tu as des réponses à ces questions. Tu te souviens du dossier bien sûr.
« Important cadre de l’industrie pétrolière, dépressif chronique, dissertant habituellement, sans sortir de chez lui, sur l’empire perse, sur Alexandre le grand et ses compagnons de combat, sur l’art gréco-bouddhique… » Prenant soudain ses aises et, sans prévenir personne, partant pédaler sur les pistes sablonneuses, sur les « sentes de l’Hindu Kush ».
Monsieur Habib a posé doucement sa lourde main sur mon épaule, comme si je venais de perdre mon père et ma mère. Je me suis lentement retourné.
Par bribes confuses, son discours a été à peu près le suivant : « ce monsieur, de toutes façons, nous n’y pouvons rien, et puis les Afghans tombent comme les moutons dans la rue des Bouchers depuis plusieurs décennies déjà, on a subi les communistes – moi-même j’ai fait des études à Moscou (« Moskaou » prononçait mon ami) -, puis les combattants de Dieu, puis les « étudiants en religion », à côté de qui les bouchers de la rue des Bouchers sont des agneaux, j’ai perdu trois enfants sur huit, un a reçu un éclat d’obus en pleine tête alors qu’il jouait à la guerre dans la cour, un autre a été écrasé par un char par mégarde, ma petite dernière est morte d’on ne sait quoi, je ne dis pas que ce n’est pas triste, ce roladji, en plus vous avez moins l’habitude que nous de mourir, et puis ce n’est pas bon pour l’image du pays, moi j’aime bien l’aide étrangère, je n’étais pas vraiment contre les Soviétiques, aujourd’hui je sais que nous avons besoin des Américains, on ne peut pas faire confiance aux Afghans, moi je suis Kabouli, ce n’est pas exactement la même chose… »

Je n’étais pas au bout de mes surprises.
Alors que je m’apprêtais à dégringoler l’escalier, Habib m’a saisi le coude et, reprenant ses inimitable airs de comploteur, m’a entraîné vers le haut, vers le quatrième étage.
Il a frappé à la porte 411.
Tu souris ? Tu as toujours pensé que j’étais un incapable, un petit Frenchie prétentieux, à la recherche d’émotions faciles ? Tu m’as longtemps dédaigné, avant de te laisser séduire par ma naïveté ? Tu as fini par prendre goût à ma bougonnerie, tu ne pouvais plus te passer de ma présence… jusqu’au jour où tu es partie, sans explication.
Hé oui, ma belle, j’étais là, devant la porte 411, dans cette guest paumée de Kaboul, en Afghanistan, pays de cruels guerriers.
J’ai simplement attendu que la porte s’ouvre.
Comme rien ne se passait, Monsieur Habib a tendu l’oreille. Il a frappé à nouveau, plus fort.
De l’intérieur, la clé a fini par tourner, lentement, dans la serrure. Un temps d’arrêt. Les gonds ont grincé et la porte s’est enfin entrebâillée. Une bonne tête barbue et chevelue est apparue.
J’ai fait la connaissance de Jeff.