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Perdus dans Kaboul (2)

Publié le 13 février 2008 par Rogerroger
Même si cette vieille histoire te laisse indifférente, ça me fait du bien d’en parler, alors fais moi ce dernier plaisir, écoute moi !
Comme tu le sais, dans la nuit du 8 au 9 septembre 2004, un Britannique d’une quarantaine d’années avait été assassiné à Kaboul. Au petit matin, on avait retrouvé son corps en bouillie, dans un parc d’un quartier périphérique de la capitale afghane. Voila pour les dépêches d’agence du lendemain. Bien entendu, les implications ont été bien plus lourdes que l’énoncé de ces simples faits, sinon je ne serai pas là, dix ans après, à t’importuner avec ces fantômes, à ressasser une histoire que tu connais déjà.

Ensuite, j’ai quand même réussi à en apprendre davantage.
Cet homme, donc, a-t-on fini par savoir, malgré l’absence de papiers sur lui, était entré dans le pays par la frontière pakistanaise, à vélo, entreprenant un tour d’Asie centrale sportif.

Puis mon enquête a été ralentie par l’arrivée de l’hiver. Cette année là, il a été plus rude que ce que tu as pu connaître. Nous survivions avec chaque jour de nouvelles techniques d’adaptation à cet environnement hostile.
Alors que de la fenêtre de mon bureau, où je passais mes journées à envisager de t’écrire, je voyais des hommes s’affairer pour dégager à la pelle la neige de leurs toits, j’étais emmitouflé sous plusieurs épaisseurs de Damart, frusques en peau de mouton et couvertures, un poêle à bois à ma droite, un poêle à gaz à ma gauche… Rien ne donnait totalement satisfaction : le bois se consumait trop vite, le gaz puait, le fuel menaçait toujours autant de provoquer des catastrophes… et l’électricité, c’était de pire en pire. Trois ou quatre heures de courant par jour, 145 volts maximum.
On s’est organisé : j’ai acheté une batterie de camion, pour fournir quelques watts à mon ordinateur ; un petit générateur nous permet, maintenant, de faire fonctionner un de nos trois cumulus… mais l’eau a fini par geler dans les tuyauteries (par ailleurs défectueuses, mais je t’en parlerai une autre fois, comme je te raconterai des anecdotes au sujet de mes colocataires de cette Maison du Bonheur, comme nous avions appelé notre gîte), je faisais donc fondre de la neige sur une petite gazinière pour pouvoir enfin me laver un peu, sauf que Kadir, notre homme de ménage, avait bousillé le chauffage rudimentaire de la salle de bains en remplissant la bonbonne de butane, au lieu du propane, ou le contraire, j’avais dû interrompre sa conversation avec le gardien, autour d’un verre de thé, pour l’exhorter à venir séance tenante m’aider, je lui avais fait comprendre, en jouant habilement à la fois de la rudesse et de l’apitoiement, qu’ainsi, avec ma serviette autour de la taille par moins quinze degrés, je risquais de ne pas finir cet hiver désastreux, et que cela ne serait un cadeau pour personne si je mourrais de froid dans ma vieille crasse.
« Oui, bon, vos petits problèmes de confort d’expats, ça va un moment, je te rappelle que des millions d’Afghans étaient bien plus mal lotis, etc. etc. » vas-tu penser.
Ou, plus généreusement : « D’accord, fais moi partager ton quotidien d’aventurier, mais quel rapport avec notre histoire, avec le crime ? »
Nous y voilà ! J’avais la conviction que tout se jouait dans ces parages, dans ce contexte : des Occidentaux essayant de se dépatouiller dans un milieu hostile, qui les fascinait.
Je n’arrivais pas à obtenir les éléments de l’autopsie. Cette formalité avait dû être bâclée, « à l’afghane » : trois coups de scalpel approximatifs.
Un gars, un soir, dans un des restaurants à la mode, ouvert après ton départ – Le Rendez-Vous -, a commencé à me mettre sur des pistes fort intéressantes : « N’est-il pas curieux que ce gus ait passé plusieurs mois en Chine avant d’arriver à Kaboul ?», a-t-il lâché, l’air de rien, alors que nous étions côte à côte au bar, dégustant une quiche saumon-épinards. Puis, au café, sibyllin : « Trafic de drogue… ou… plus grave peut-être… »
Je sentais se manifester en moi un éveil lucide et perspicace, teinté d’attrait pour le mystère.
Une coupure de courant doublée d’une panne de générateur a finalement interrompu cet échange, et Le Rendez-Vous a, ce soir là, fermé prématurément ses portes.

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