Je n’ai pas tellement changé, après ton départ. Tu as du percevoir des échos, de loin en loin, des rumeurs du grand large, murmurées par tes réseaux sur place, tu as pu deviner, imaginer et tu n’as peut-être pas enterré vivants tes sentiments pour moi, cette bienveillance affectueuse, mêlée à un petit rien d’admiration, et, je m’avance, à du désir.
Là, aujourd’hui, je pense quand même que les lignes ont bougé, un peu, que les fissures ont bouleversé la donne, que tout a empiré, forcément.
Pour l’heure, j’avais d’autres projets que de t’écrire, que de t’envoyer des signaux. Trouver un radiateur pour l’hiver, un truc qui ne risquerait pas d’exploser ni de répandre son carburant enflammé sur mes tapis afghans, était ma priorité.
Très honnêtement, je n’aurais pas été plus gêné que cela de mourir, à cette époque, pas plus qu’aujourd’hui, mais pas brûlé vif, pas dans d’horribles souffrances.
Soyons sérieux : comme tu ne le sais que trop bien, je n’avais pas fini mon enquête. En fait, elle était à peine commencée.
Je n’avais pas perdu mon temps, il fallait bien ça, défricher, tâtonner, approcher du noyau dur par mouvements concentriques. Même trop tard. Après le grand gâchis. Même sans ton soutien, sans ton aide si précieuse.
J’étais dans le noir, ce qui explique en partie mon long silence, suivi de ces autres années, passées à essayer de revivre. En vain.
J’ai aussi tout fait pour retrouver une trace de toi. Pas la moindre piste, nulle part, pas une information, pas un indice. Tu as disparu. Et je sais pourquoi.
J’ai aujourd’hui encore envie de te parler, plus que jamais, envie de t’écrire, faute de mieux.
Je suis encore et toujours ailleurs, loin.
Je n’arrive pas à oublier.
Te demandais-tu à quoi je passais mes journées ?
Je réfléchissais, simplement. Il y avait matière à réflexion, avoue.
Pourquoi va-t-on la nuit risquer sa vie dans un parc à l’abandon de Kaboul ?
Pourquoi ? Que cherche-t-on ? Quel est ce désir qui vous pousse? Aller dans un parc à l’abandon, un parc ? non, un terrain vague, dans un coin paumé de la ville, en pleine nuit… Ca fait réfléchir. Moi, ça me faisait réfléchir. Cela suffisait à occuper mes journées. Mes journées, mes nuits, ma vie. Je réfléchissais et j’écoutais Nusrat Fateh Ali Khan en boucle.
Pourquoi va-t-on, la nuit, dans un coin paumé, désert, de Kaboul ? Pour acheter quoi, vivre quoi, mû par quel désir ?
Là, maintenant, où que je sois, tel que je suis, je donnerais tout ce qu’il me reste, pour me poser encore ces questions qui m’agitaient en ces temps-là, qui me faisaient tenir, jour après jour, quand tout avait déjà commencé à foutre le camp.
La vie, le désir, la mort. La musique qawali... Un bon système de chauffage…
Pour répondre à une autre des questions que tu ne vas sans doute pas me poser, je n’essayais pas d’avoir accès à des dossiers, à des archives, je ne rencontrais pas des gens bien informés. Tout ce qui était à savoir était déjà su. Tu voudrais du concret, des faits et des détails. Tu vas te dire fatiguée de mes divagations, de mes suppositions, de mes intuitions… Note bien que ce que tu appelais affectueusement ma « marginalité » ne s’est pas dissoute dans ce pays de furieux.
Tu t’en fiches, finalement, de cette histoire, de ce parc à l’abandon, de ce pays. Tu n’as jamais aimé la musique soufie. Tu n’as jamais donné dans le mystique, et encore moins dans le tragique. « Je ne me complais pas, moi ».
Tu as pris ce que tu voulais, puis tu es partie.