Béa est partie et triste je suis, « triste de la tristesse à moi que tu connais » (Neruda… ou Lorca). Béa et ses quarante-cinq kilos de sourires, Béa et son mètre cinquante-cinq de gentillesse, Béa et sa passion presque intacte pour l’Afghanistan… Les meilleurs sont ceux qui partent vite, avant qu’on ait eu le temps de les connaître vraiment...
Je réfléchis à tout ça sur mon canapé, allongé sur mon canapé préféré, dans le joli salon – joli et bien chauffé – d’Altayara.
Je suis encore là, pour un temps, alors que certains me donnent déjà parti, disparu même !
Je suis là et semble être le seul à ne pas savoir où je serai bientôt. Tout le monde a des idées pour moi. Tout le monde me souhaite au travail, productif, entreprenant… tout sauf allongé du matin au soir sur un canapé qui finit par épouser mes formes, et réciproquement.
On me verrait bien restaurateur sur une île grecque six mois par an – personne ne se fait d’illusion sur ma capacité à bosser dur ; tenancier d’un bar à huîtres à Toulouse ; « media quelque chose » aux Nations Unies ; patron d’une librairie spécialisée – reste à me trouver une spécialité, je ne connais rien à rien ; commerçant dans les pierres précieuses – certains doivent souhaiter me voir égorgé au fond d’une mine d’émeraudes…
Pour ma part, j’épouserais bien un canapé. (Je dis n’importe quoi).
Un point sur la situation générale : Olivia est rentrée de vacances. Elle impose à nouveau son doux mutisme souriant, apaisant. Olivia, quand elle parle, c’est à voix basse, ça nous change de Nasser !
La Joie de Vivre est à moitié fermée. Enfin : complètement fermée. Mais peut-être que ça rouvrira. Peut-être bien que oui, ou que non. Mes employés finissent en douce les stocks d’alcool. On ne peut rien me cacher. Mais je n’arrive pas à leur en vouloir. J’ai bien vendu des vieux poissons surgelés, moi, pour financer ma vie oisive et horizontale.
Le restaurant vide est un spectacle désolant, d’un certain point de vue, mais joyeux aussi, pour moi ces jours ci, car porteur de promesses : celle surtout de se casser d’ici très vite. Contrairement à la petite Béa au sortir de l’adolescence, je ne vois plus ce qui m’attend dans le coin, si ce n’est des « moushkels », des problèmes.
Quelques bonnes poilades sont pourtant notre lot quotidien. Hier a débarqué à la maison un vieux journaliste compassé, d’un magazine très lu dans les quartiers chics. La petite Primévère – que Béa (BEA REVIENS !) appelait, allez savoir pourquoi, Pimprenelle – est sciée. Non seulement ce grand bourgeois imbu de lui-même ne connaît rien au pays, mais il lui fait un cours tout comme à une élève de collège.
Ce qu’il raconte n’est pas intéressant et il le raconte… très lentement. Même Ludovic, la bonne éducation incarnée, l’écoute tout en feuilletant un magazine.
Ce boulet a franchi les bornes quand il a choisi mon canapé pour passer toute la journée ses coups de téléphone sans intérêt. Seul Nasser m’avait fait le coup mais je ne lui en ai pas voulu. J’aime bien Nasser. Un grand cœur, rare chez nous. Je n’ai pas le choix, de toutes manières, notre colocataire pakistanais est le seul à passer ses journées dans les parages immédiats de mon lieu de vie. Lui et l’autre, là, le Jack London en tweed.