Après iridescence et opalescence, voici une autre preuve de jargonite aiguë des physiciens des Lumières : l'incandescence. C'est le phénomène qui se cache derrière les expressions chauffé au rouge
ou chauffé à blanc
: chauffez un matériau assez fort et il émettra de la lumière.
Notez qu'on est dans l'actualité, puisque c'est le phénomène qui se produit dans les ampoules à filament qui sont retirées de la vente en Europe dans un an jour pour jour.
Et la lumière fuite
On voit ça dans les minéraux métaux, mais le phénomène est général : la lave "rougeoie" car elle est chaude et non parce qu'elle brûle. Sauf phénomène particulier, tout corps à une température donnée émet le même rayonnement : mêmes longueurs d'ondes (couleurs) dans les mêmes proportions. Voici quelques exemples de spectres d'émission pour différentes températures (pour les experts, c'est en log-log) :
Assez logiquement, plus le matériau est chaud, plus les radiations auront de l'énergie (longueur d'onde courte). Un corps à la température ambiante émet principalement des infrarouges (longueur d'onde longues, peu d'énergie) et il faut atteindre un gros millier de degrés pour qu'arrive le rouge, puis les autres couleurs. A 5 700° C, c'est à dire la température à la surface du Soleil, on a une lumière très blanche (c'est à dire un mélange de couleur que notre œil perçoit comme uniforme) et vers 8 000 – 9 000° C on commence à voir une dominante bleue, mais là on rentre plutôt dans les températures à la surface des étoiles géantes (graph linéaire ce coup-ci, avec des Kelvins = Celsius + 273) :
Une ampoule à incandescence classique a un filament en tungstène, le métal qui a le plus haut point de fusion (3 430°C). Il est porté à une température à peine inférieure (~2 700°C) et émet donc un mélange de couleurs qui nous paraît jaune-orangé. En réalité, l'écrasante majorité de l'énergie émise l'est sous forme d'infrarouge et sert donc à chauffer les alentours. C'est bien pour ça que les ampoules à incandescence sont progressivement remplacées et totalement abandonnées en Europe depuis le 30 Décembre 2011.
Des échelles de couleur pourries
Comme tout matériau émet au moins des infrarouges par incandescence, pas besoin d'éclairage extérieur pour le voir. C'est le principe des caméra à infrarouges dites thermiques
. La photo ci-dessous à été prise en infrarouge, les couleurs sont artificielles et traduisent des écarts de température : bleu-froid et rouge-chaud. Notez que cette échelle nous semble logique mais est l'inverse de l'énergie des longueur d'onde (les corps chauds émettent dans le bleu).
Un Kirchhoff bien frappé
En fait, tout ce que l'on vient de décrire s'applique uniquement à un corps noir
, c'est à dire à un matériau qui absorbe toute la lumière qu'il reçoit. Les matériaux réels ne sont pas bêtes, ils n'absorbent pas tout, ils réfléchissent et ils transmettent aussi. Par exemple, une feuille absorbe le rouge et réfléchit le vert. Le verre des lunettes de soleil laisse passer une partie de la lumière visible, en réfléchit une partie (d'où le reflet) et surtout réfléchit les UV. Les lunettes de vue de l'image ci-dessous sont parfaitement transparentes à la lumière visible mais absorbent ou réfléchissent les infrarouges. Le sac poubelle est opaque à la lumière visible mais laisse passer les infrarouges.
En 1859 Gustav Robert Kirchhoff a énoncé la loi du rayonnement de façon on ne peut plus simple :
À l'équilibre thermique, les flux d'émission et d'absorption sont, pour chaque longueur d'onde et dans chaque direction, égaux.
Ça veut dire que si le matériaux ne se réchauffe pas (ni ne se refroidit), il émet par incandescence aussi bien qu'il absorbe, et ce couleur par couleur. Un matériau qui absorbe tout la lumière bleue émettra aussi bien qu'un corps noir
dans le bleu. Mais s'il est transparent ou réfléchissant pour la lumière rouge, c'est à dire s'il absorbe peu le rouge, alors il émettra moins de rouge que le corps noir
de la même température.
Concevoir une bonne source de lumière incandescente revient donc à concevoir un matériau qui absorbe bien, sans réfléchir ni transmettre.
The ampoule strikes back
Si on se souvient bien, le plus gros défaut de notre ampoule à incandescence, c'est que son filament émet comme un corps noir : le tungstène absorbe à peu près pareil dans toutes les longueurs d'onde, donc il émet à peu près comme un corps noir pas assez chaud : tout ou presque dans l'infrarouge et pas grand chose dans le visible. Si on était capable de rendre notre filament transparent ou réfléchissant (peu absorbant) dans tout le spectre infrarouge alors toute cette énergie qui est d’habitude rayonnée dans l'infrarouge, dissipée en pure perte sans éclairer ... toute cette énergie donc, resterait dans le matériau. Tant que notre matériau est toujours aussi absorbant dans le visible, on aurait la même lumière visible émise, mais avec une consommation beaucoup plus basse.
Avec des si
on mettrai Paris en bouteille me direz vous ? Que néni, la science progresse comme le prouve l'article paru en Juillet dans Physical Review Letters. Un groupe du Boston collège et de l'université de Duke au États-Unis a réussi à produire un matériau qui émet par incandescence uniquement à une longueur d'onde bien précise, un autre qui émet à deux longueurs d'ondes, et un troisième qui émet dans une bande bien déterminée de longueurs d'onde. Pas d'émission dans le reste du spectre. Ce tour de force concerne uniquement (pour l'instant) des longueurs d'ondes dans l'infrarouge, il n'y a pas d'émission de lumière visible. Ce n'est pas ça qui va nous éclairer demain, mais c'est un premier pas encourageant.
Ce matériau est un peu spécial, il fait parti de la famille dite des "métamatériaux". Ceux-ci possèdent des structures plus petites que la longueur d'onde de la lumière à influencer, ce qui leur donne des propriétés optiques très étranges. On en a beaucoup entendu parlé dernièrement à propos de la lumière que ce qui s'y trouve est totalement caché à un observateur extérieur. J'aurai sans doute l'occasion de vous en reparler dans un prochain billet.
Ici, le matériau est une sorte de sandwich chrétien : une fine couche transparente avec d'un côté un miroir et de l'autre des croix. Ci-dessous le matériau qui absorbe deux longueurs d'onde :
Pour vous donner une idée des dimensions, la couche transparente fait 0,2 micromètres (200 nanomètres, un cinq-millième de millimètre), il y a une croix tout les 3 micromètres et les bras des croix font moins d'un micromètre. Le matériau qui absorbe à une seule longueur d'onde possède un seul type de croix. Si la lumière qui arrive sur ce matériau a une longueur d'onde égale à 6 micromètres elle est totalement absorbée. Si elle est plus courte ou plus longue d'environ 5%, elle passe sans encombre à travers les croix et est réfléchie par le miroir. L'absorption est donc parfaite à une longueur d'onde donnée et nulle autre part. La longueur d'onde absorbée est inversement proportionnelle à la taille des croix. Une croix deux fois plus petite absorbera à une longueur d'onde deux fois plus grande.
Et alors, est-ce que ça marche pour l'incandescence ?
En noir, l'émission du corps noir à 300°C, bien connue des services. En couleurs l'émission de notre sandwich pour différentes températures. Vous remarquez comme il ne rayonne quasiment pas sauf dans une bande étroite autour de 6 micromètres. Ça marche !
A partir de là, on peut commencer à bidouiller. Liu et ses collègues ont combiné deux tailles de croix pour obtenir deux bandes étroites d'émission. Ensuite ils ont mélangé 6 tailles différentes mais proches ce qui donne une bande plus large. Ils imaginent (rêvent ?) même un matériau où la taille des croix serait modifiable rapidement, permettant un changement rapide de la couleur d'émission, sans attendre de réchauffer ou de refroidir le matériau.
Vous remarquez que le pic d'émission du métamatériau ne dépasse jamais celui du corps noir ? Ça veut dire que pour émettre la lumière visible aussi fort qu'une ampoule, il faudrait non seulement faire des croix plus grandes, mais également chauffer à la même température que notre filament de tungstène (~3 000°C). Préparer un sandwich à ces températures n'est pas évident technologiquement. La méta-ampoule n'est pas forcément pour demain.
Et alors, notre sandwich il sert à quoi en l'état ? A faire du thermophotovoltaïque ! Prenez un panneau solaire moderne. Celui-ci converti très bien une longueur d'onde donnée (quelque part dans l'infrarouge) en électricité, et beaucoup moins bien le reste. Or, la lumière du soleil a une bande beaucoup plus large, donc une bonne partie de l'énergie est perdue. Maintenant on interpose notre métamatériau, les croix dans la direction du panneau. Le soleil lui chauffe le dos dans toutes les longueurs d'onde, et sa face n'émet que dans la bonne longueur d'onde pour être utilisée par le panneau solaire. Du coup le côté croix ne perd quasiment pas de chaleur et la température augmente à peu de frais. L'efficacité de notre méta-panneau solaire devrait drastiquement augmenter.
Sources :
- Jean-Jacques Greffet, Applied physics: Controlled incandescence, Nature 478, 191–192 (2011)
- Liu, X. et al. Physical Review Letters 107, 045901 (2011).