Les plaintes (Feuillets d’automne 5)

Par Montaigne0860

Il ouvrit la croisée du salon qui donnait sur le vide. Il lui apparut que la nuit avait rendu ses armes d’automne ; vent, nuages, tout avait fui pour laisser place à la rumeur du noir et aux gouttes de lumières naturelles qui gravitent autour de la polaire, étoile qu’il lut d’un coup d’œil tant la nuit sans lune était d’une sérénité étale, parfaitement limpide. Il ne faisait pas froid. Il s’attarda et entendit tout à coup monter des cris depuis la plaine boisée, peut-être était-ce à deux pas, au pied de l’à pic du château, des pleurs sans doute, sanglots serrés, vibrations de voix en déshérence qui paraissaient se perdre dans l’air et n’avaient attendu que sa présence pour emplir les halliers de leurs échos fragiles ; pétrifié, il attendit qu’ils s’apaisent, mais on aurait dit que des relais s’étaient installés depuis des lustres et la plainte dont il souhaitait l’extinction s’élança de plus belle à partir des lieux où son regard se posait, un toit au loin éclairé d’un réverbère, un arbre proche que le bâtiment allumait sur l’obscurité où les noirs s’étageaient avec soin.

Les plaintes amassées se libéraient d’un bloc : il voyait les vivants, et les morts à travers les vivants, il n’y avait là rien de magique, ils s’élançaient vers lui avec leurs plaintes contre la loi du monde qui dit que tout est voué à la noire décomposition, et ces voix généralement inentendues flottaient dans la nuit, cherchant dans leurs errements des points d’appuis, des esprits à l’affût, des êtres vivants, et l’être auquel elles aspiraient ce soir, c’était lui. Ce pan de monde traversé de la plainte-murmure s’accrochait à lui : il constata que sa solitude parlait ou plutôt qu’à travers sa solitude tous les isolés avaient à ce moment trouvé un porte parole en sa personne. Il revit des visages de femmes qui cette fois souriaient, puis imploraient, gémissaient, formant des étagements de voix bien connues, croisées aussi bien parmi les colonnes du palais que dans la salle d’audience et parfois, en souffles à peine audibles, sur l’oreiller du lit où les draps blancs repassés soigneusement esquissaient le creux des corps bien aimés qui s’étaient attardés un moment, un an, deux ans, jamais davantage. Il aurait peut-être dû les serrer contre lui avec plus d’énergie – l’amour hélas était un travail à plein temps – prendre sur son métier d’avocat, écouter enfin les plaintes de toutes celles qui avaient tant désiré partager son existence, puis avaient renoncé et s’étaient tournées ailleurs par épuisement face à son excès de passion, toujours il en avait trop voulu, toujours il avait refusé la fadeur des jours sans se donner les moyens de vivre normalement, banalement, sa condition de mari au quotidien.

À défaut de parole, sa meilleure arme, il ne pouvait face au vide que revisiter ses échecs qu’il avait jusqu’alors pris à la légère et qui revenaient avec le cortège de tous les abandonnés pour lui demander des comptes. Il avait publiquement protégé le faible et dans l’intimité ravagé des femmes aimées – et qui l’aimaient – et désormais sa solitude respirait avec la nuit. Il détourna son regard et après avoir fermé la fenêtre, pris de faiblesse, il entreprit de se faire à manger: c’était sûrement ça ! Il dévora tout ce qui lui tombait sous la main, boîtes, pain, but du lait à même la bouteille, s’emplit longtemps d’aliments divers pour se persuader que son corps réclamait sa part et que les plaintes n’étaient qu’un étourdissement consécutif au manque de nourriture. Une fois sa faim apaisée, il n’osa plus toucher à la fenêtre et descendit après avoir enfilé des chaussons qui traînaient dans le placard bourré à craquer de vêtements de toutes sortes.