Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! L’heure du bilan a sonné, voici notre grand dossier de fin d’année !
Si l’on comprend la révolution comme un mouvement populaire destiné à provoquer un changement important de société, il est clair qu’elle a pour cause première l’idée suivant laquelle la société dans laquelle on vit est injuste, pour une raison ou une autre, et que donc les dirigeants, premiers responsables de cette injustice, doivent répondre de leurs actes et ne pas rester impunis. Cette volonté de faire payer à des dirigeants injustes leurs actions iniques peut, si les hommes se laissent emporter par la passion que la révolution suscite inévitablement dans les esprits, prendre la forme du lynchage, c’est-à-dire de l’exécution sommaire sans procès d’un individu. Quand cela se produit, la révolution, si elle prétend être menée au nom de principes que le système qu’elle combat bafouait, prend le risque de se rendre coupable à son tour de transgression de ces principes : même si l’on pouvait accorder une quelconque légitimité à la peine de mort, celle-ci se trouve réduite à un simple meurtre si elle est appliquée sans qu’un tribunal reconnu en ait décidé ainsi. Une révolution peut être justifiée, un lynchage ne peut jamais l’être ; pourtant, même si la révolution ne présuppose pas toujours le lynchage, le lynchage est souvent le côté obscur de la révolution : révolution et lynchage sont les deux faces d’une même pièce, celle de l’action politique dont le peuple est capable, et le peuple, parce qu’il est composé d’êtres humains, est capable du meilleur comme du pire.
Un lyncheur professionnel et un vrai révolutionnaire.
Le meilleur, c’est contraindre un dictateur à quitter le pouvoir, obtenir réparation pour une injustice subie, ce qui peut se faire sans aucun lynchage – on parle alors volontiers de « révolution de velours », sur le modèle de ce que fit en Tchécoslovaquie feu Vaclav Havel. Le pire, c’est quand un homme seul et sans armes, considéré à tort ou à raison comme responsable d’une injustice, est mis à mort sans autre forme de procès, ce qui peut parfaitement se produire dans un cadre qui n’est pas révolutionnaire – on parle alors d’un « bouc émissaire » sur les épaules duquel une communauté fait porter le poids de tous ses ennuis, comme ces noirs que l’Amérique profonde accuse systématiquement quand un crime est commis. La révolution ne présuppose pas le lynchage, pas plus que le lynchage ne présuppose la révolution, mais la révolution peut incontestablement servir de prétexte pour un lynchage, ce qui explique pourquoi, la plupart des fois où l’on examine une période marquée par la révolution, il est pratiquement impossible de n’y trouver aucun lynchage, comme ce fut le cas pour l’année qui s’achève…
L’exemple qui illustra le mieux cette réalité au cours de l’année 2011 fut certainement la révolution libyenne : après quarante ans de dictature d’un pitre sanguinaire, colonel d’opérette capricieux et mégalomane, le peuple, encouragé par les exemples de ses voisins tunisiens et égyptiens, se soulève contre le tyran et parvient à le faire fuir. La suite est malheureusement connue : si on ne peut évidement pas pleurer la mort d’une crapule de cette envergure, on ne peut que regretter que le nouvel État libyen, qui prétend engager le pays sur la voie de la démocratie, prenne son envol sur une base qui n’a rien de démocratique ; accorder à Kadhafi un procès légal aurait permis au nouveau pouvoir d’affirmer sa différence avec la dictature renversée : l’exécuter de cette façon revient à adopter une méthode que le colonel n’aurait pas désapprouvée pour éliminer ses adversaires. À croire que les anciens ministres de Kadhafi qui ont pris les rênes de la révolution ne savent rien faire d’autre qu’appliquer les recettes chères à leur ex-patron : il va falloir faire fort pour rattraper ça…
Même remarque pour la mort de Ben Laden, exécuté sommairement au terme d’une action militaire illégale : les États-Unis d’Amérique ont ouvertement violé les principes de justice et de droit international qu’ils prétendaient défendre en pourchassant le leader terroriste. Les new-yorkais qui ont fait la fête à l’annonce de cet exécution ressemblaient étrangement aux cow-boys qui pendaient les noirs aux branches des pommiers… Ce lynchage, car il faut bien l’appeler par son nom, n’a pas eu besoin d’une révolution pour se produire, d’autant qu’il est l’aboutissement, somme toute assez logique, de dix années au cours desquelles les puissances occidentales « démocratiques » ont appliqué des méthodes que ne renierait pas le terrorisme pour lutter contre lui (Patriot act, guerre d’Irak, plan Vigipirate, etc). En somme, on fait suivre à ce pauvre monde un traitement homéopathique qui donnent des arguments à nos ennemis déclarés là où un procès légal aurait soigné efficacement une bonne partie de la planète contre la haine de l’occident : le lynchage est un traitement de choc qui ne fait que soulager et laisse de graves séquelles, ce qui n’empêche pas ceux qui le préconisent de continuer à l’appliquer bien qu’il ait donné la preuve de son inefficacité…
Deux exemples de révolutions sans lynchage ; en Tunisie, Ben Ali et sa femme n’ont pas laissé au peuple l’occasion de les lyncher et sont partis pleurer dans les jupes des émirs d’Arabie avec dans leurs valises des milliards ramassés dans le sang. Moubarak, le dernier pharaon d’Égypte, n’a pas eu cette lâcheté et a préféré démissionner sans prendre la fuite, non sans essayer, comme Pinochet avant lui, de nous faire le coup de la maladie le mettant dans l’incapacité d’assister à son procès. On peut déplorer que leurs deux pays, débarrassés de leurs dictateurs, aient voté massivement pour les islamistes, mais si la révolution est finie, l’opposition commence. Quant à Gbagbo, traduit devant la CPI à La Haye, il aura du mal à plaider la sénilité : s’il lui restait assez d’énergie pour revendiquer le pouvoir et partir en cavale, c’est qu’il ne va pas trop mal…
« C’est pas parce que tu te tires le thermomètre du cul que t’es plus malade ! » Illustration éclatante de cette réalité avec le limogeage de Michèle Alliot-Marie de son poste de ministre des affaires étrangères : bien sûr, on ne peut pas lui pardonner d’avoir proposé à Ben Ali de lui porter assistance pour mater la révolution, et c’était une faute professionnelle grave de sa part de n’avoir rien vu venir de la chute du Raïs, mais cette maladresse lui aura valu d’être la victime expiatoire de l’aveuglément de toute la classe politique française qui avait jusqu’à présent gardé les yeux fermés sur les exactions des dictateurs arabes : François Fillon, qui a lui aussi été pris en flagrant délit de complicité avec ces pères Ubu d’Afrique du Nord, est toujours premier ministre. Le limogeage de MAM, loin de traduire un hypothétique repentir de la part du gouvernement concernant sa politique arabe, n’est que le lynchage médiatique d’une personnalité désormais jugée comme infréquentable par ses pairs ; on peut en être d’autant plus sûr qu’il est certain que lorsque les magouilles de MAM en Tunisie seront oubliées, elle reviendra sur le devant de la scène sans problèmes…
Autre joli lynchage médiatique, celui de D.S.-K. : s’il est tombé du jour au lendemain de son trône d’homme providentiel au rang d’objet de répulsion, ce n’est pas pour son socialisme de façade ni pour son soutien affiché à Ben Ali ni pour le mal que le FMI, dont il était le directeur, a fait à des pays comme la Grèce, mais pour une accusation de viol dont le caractère fondé reste à prouver. Si cette accusation ne lui était pas tombée sur le râble, le bon peuple de France le considérerait peut-être encore comme son prochain président bien qu’il soit un allié indéfectible de tout ce qui est présentement rejeté avec Sarkozy… Conclusion : quand les motifs au nom desquels un homme de pouvoir tombe de son piédestal ne relèvent pas d’une protestation contre les injustices dont il est le responsable avéré mais d’un rejet de la personnalité qui est la sienne ou qu’on lui attribue (rappelons qu’il n’y a pas de preuves formelles de viol contre Strauss-Kahn), nous sommes bien en présence d’un lynchage, comme cela est arrivé à Papandréou, contraint à la démission par les technocrates de Bruxelles et les marchés financiers parce qu’il avait eu le malheur de vouloir rendre au peuple le droit de décider de son sort, puis à Eva Joly dont le seul tort à ce jour est d’avoir voulu rester fidèle à ses convictions…
Pour le moment, le seul fait, en politique française, pouvant être qualifié, dans une certaine mesure, de révolutionnaire, est le résultat des élections sénatoriales qui ont donné à la chambre dite « haute » une majorité de gauche, et ce pour la première fois dans l’histoire de la Ve République alors que le général De Gaulle avait justement instauré un mode d’élection des sénateurs censé rendre impossible une chose pareille. Loin d’être anecdotique, ce changement, au quotidien, met des bâtons dans les roues du gouvernement de droite, la majorité sénatoriale socialiste rejetant continuellement les propositions les plus inacceptables de l’exécutif. Pour l’heure, une cohabitation qui ne dit pas son nom : dans l’avenir, si la gauche revient au pouvoir, la perte d’une excuse pour cette dernière ! Encore faut-il que la gauche y parvienne, au pouvoir, mais n’oublions pas que ça dépend surtout de nous…
Le cas le plus fréquent de lynchage qui ne se réclame pas d’une révolution est celui où les braves gens passent la corde au cou à un homme qu’ils considèrent comme un intrus soit parce qu’ils l’accusent d’avoir commis un crime soit, tout simplement, parce que sa tête ne leur revient pas. On citait tout à l’heure la mort de Ben Laden comme preuve du fait que l’Amérique profonde reste indécrottablement enlisée dans la tentation permanente de la justice expéditive, mais un exemple plus éclatant est l’exécution qui a eu lieu malgré la forte mobilisation en faveur de cet homme probablement accusé à tort et qui atteste que Barack Obama a bel et bien raté l’occasion qui était la sienne de faire une révolution de velours aux États-Unis – si tant est qu’il en ait jamais eu la volonté, tant il est vrai qu’il avait rappelé dès le début qu’il était favorable à le peine de mort. Plus près de nous, à Brest, des braves mères de familles ont pris pour un pervers un pauvre vieillard sans casier judiciaire et ont même eu l’idée géniale de déposer une main courante contre cet homme le jour où il a eu le malheur de venir en aide à une petite fille qui s’était perdue : pourchassé par la vindicte populaire et embarqué par la police, le vieil homme est mort d’une crise cardiaque avant même d’avoir pu s’expliquer… En tout homme, il y a un monstre qui sommeille, et quand il se réveille, ça peut aussi bien donner un vrai pédophile qu’un paranoïaque qui voir des pédophiles partout et qui, quand un innocent est accusé à tort d’être un de ces pervers, n’en reste pas moins en paix avec sa conscience confortablement égoïste, comme cette brave dame qui, à l’annonce de la mort du vieillard, n’a rien trouvé d’autre à dire que « Je pense que c’est un mal pour un bien. Maintenant, je suis tranquille. » Pauvre conne, va !
Nous avons souligné en introduction que le lynchage est l’exécution sommaire d’un individu considéré comme le bouc émissaire des ennuis d’une communauté ; les périodes de crise économique et le désarroi qu’elles véhiculent sont propices à la recherche effrénée d’un coupable à châtier, lequel peut être désigné avec plus ou moins de pertinence. La désignation la moins pertinente, la seule à ne pas être pertinente du tout, est évidemment celle de l’ « autre » comme responsable de tous les maux, que cet « autre » soit le juif ou l’immigré : on a vu ce que ça a donné pendant les années 1930, mais ça n’a pas servi de leçons aux hommes et les lynchages xénophobes se sont multipliés cette année ; il y a eu les attentats d’Oslo en juillet, perpétrés, il est vrai, par un dingue (mais l’idéologie d’extrême-droite ne devrait-elle pas être reconnue comme maladie mentale ?), la tuerie de Florence où des immigrés d’origine sénégalaise se sont fait flinguer, sans oublier l’UMP et le FN qui, faute d’avoir seulement l’envie de lutter réellement contre les vrais responsables de la crise (le FN est un parti de bourgeois depuis sa fondation), continuent à jeter les immigrés en pâture aux beaufs avides du sang des coupables… L’idée suivant laquelle le raciste est une personne qui se trompe de cible n’a jamais été aussi pertinente !
Certaines victimes de la crise se tournent vers la religion : fausse bonne idée, tant le message de paix et d’amour dont les premiers prophètes étaient porteurs a été gauchi par les mal-baisés qui s’en prétendent les héritiers au point de n’être plus qu’un discours de haine, de violence et d’intolérance… Tous les croyants ne virent pas intégristes, loin s’en faut, mais il est bien évident que les victimes de la crise constituent un réservoir de chair à canon tout trouvé pour les illuminés violents qui ne demandent rien de mieux que d’avoir des paumés à recruter pour leurs croisades contre la liberté, qu’ils soient chrétiens et prêts à prendre d’assaut un théâtre où une pièce dite « blasphématoire » est représentée ou musulmans et incendiaires de journaux sataniques. Pauvre Jésus, son calvaire n’était rien d’autre qu’un lynchage et, aujourd’hui, des cons lynchent en son nom !
Fort heureusement, tous ceux qui se sentent lésés par la crise économique ne choisissent pas les solutions de facilité que leur proposent les racistes et les intégristes religieux : il y en a d’autres qui ont bien compris que leurs vrais ennemis ne sont pas les étrangers ou les mécréants mais bien tout simplement les grands financiers. C’est ainsi que, dans le sillage des révolutions arabes et en réponse à l’appel de Stéphane Hessel, le mouvement des « indignés », après avoir vu le jour en Espagne, prend de l’ampleur partout dans le monde, y compris dans les pays où une critique du libéralisme économique semblait improbable, à commencer par les États-Unis où le mouvement « occupy Wall Street » a déjà gagné le pari de la bataille médiatique. Même en Chine, les mouvements sociaux se multiplient, les travailleurs chinois n’étant définitivement pas tous les ouvriers dociles qui acceptent sans broncher de travailler comme des mules pour une misère que vendent aux margoulins de l’économie de marché les pourris du parti communiste chinois. Et ce ne sont là que quelques exemples précis ! Alors, cette ambiance révoltée ? Un mouvement qui connaîtra le même sort que celui de 1968 ? Ou, au contraire, le prélude à de vraies révolutions en faveur de la construction d’un monde meilleur ? Ça, c’est l’année à venir qui nous le dira… Allez, kenavo !