LA FORZA DEL DESTINO en DVD, l’une, au SAN CARLO de NAPLES (1958) avec TEBALDI et CORELLI, l’autre, à la SCALA de MILAN (1978), avec CABALLÉ et CARRERAS

Publié le 29 décembre 2011 par Wanderer
Pendant mon court séjour italien, des amis m'ont fait voir deux Forza del destino éditées  par une marque italienne (Hardy Classic: http://www.hardyclassic.it/main.asp) qui propose des retransmissions de la RAI des soixante dernières années.  L'une, du San Carlo de Naples au temps de sa splendeur, en 1958, avec, excusez du peu, Renata Tebaldi, Franco Corelli, Boris Christoff, Ettore  Bastianini,   et dirigée par le   très professionnel Francesco Molinari Pradelli, l'autre tout aussi alléchante, vingt ans après venue de la Scala en 1978, année du Bicentenaire, avec Montserrat Caballé, José Carreras,
Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, dirigée par l'excellent et trop sousestimé Giuseppe Patanè, 
qui la dirigea aussi à Paris dans ces mêmes années. 

Avant d'aborder la question du chant, disons d'emblée qu'en comparant les deux spectacles,   il apparaît clair qu'il y a une plus grande distance entre 1958 et 1978 qu'entre 1978 et nous. Autrement dit, on voit encore sur nos scènes le type de spectacle de la Scala(mise en scène Lamberto Puggellli, décors du peintre Renato Guttuso) , on, voit encore ce type de jeu,  ce type de style, mais certes pas ce type de voix! En revanche, on ne voit plus sur aucune scène une représentation comme celle de Naples avec un style de jeu et même de chant qui sans doute passeraient mal aujourd'hui .

On pourra toujours vilipender les metteurs en scène, il reste que l'entrée de la mise en scène à l'opéra ( et le passage de Callas, de Visconti, de Wieland Wagner) a changé non seulement le cadre de la représentation, mais aussi la manière de jouer et surtout de dire le texte.   Le premier acte de Tebaldi, avec ses gestes stéréotypés, ses minauderies, fait vraiment sourire,  quant à Corelli, il ne fait rien , mais évidemment, quand il ouvre la bouche... Mais, passée la surprise, et remué par le souvenir de Renata Tebaldi, qui venait souvent à la Scala et que le public saluait d'un amical "ciao Renata", (on voyait dans les années 80 ainsi des spectatrices telles que Leyla Gencer, Giulietta Simionato, Magda Olivero, Renata  Tebaldi, les souveraines mythiques de l'opéra d'avant), voilà que Tebaldi apparaît sur l'écran, en noir et blanc, jeune, au faîte de la gloire. Evidemment comment ne pas rester cloué par cette voix d'une insigne beauté. Cette technique,  cette homogénéité, jouant des mezze voci avec un naturel confondant, se riant des aigus. d'une incroyable facilité. Pour Tebaldi aussi bien d'ailleurs que pour Corelli  on n' a pas affaire a des voix techniques, construites, sous verre à la Fleming, ou des voix  sans intérêt comme la Urmana, on a des voix simplement naturelles, qui se répandent, se développent,  dans une impression de désarmante aisance. Aucun effet, aucun effort d'interprétation,  il suffit que la voix sorte et c'est tout. Je reste époustouflé par la diction, parfaite du texte, d'une cristalline clarté. Et Verdi ainsi prend tout son sens. Seule déception, le Padre Guardiano de Boris Christoff, vraiment loin de ce qu'on pourrait attendre, et si loin de ce que fait Ghiaurov  vingt ans après. Déception aussi la direction de Francesco Molinari Pradelli, moins dynamique, un peu rigide, un peu froide. Car vingt ans après, c'est un autre cast, un autre style,  mais aussi une autre vie, un autre engagement, une autre vibration.
D'abord, il y a Patanè, trop tôt disparu (crise cardiaque), méprisé par une partie du public, à l'époque.
Je le vis un soir a la Scala sauter par dessus la rambarde pour se précipiter sur un spectateur qui huait, 
l'homme avait le sang chaud...les musiciens l'appreciaient parce qu'il donnait une grande sécurité, en vrai professionnel. Sa Forza est vive, palpitante,  rythmée, et Patanè est très attentif aux chanteurs, il n'y a jamais de scories. 
Le chant de Montserrat Caballé est exemplaire, la voix est puissante, d'une extraordinaire beauté, d'une rare étendue (quels graves, jamais poitrinés!), et elle possède, on le sait, un art unique des notes filées qu'on n'a jamais retrouvé depuis. Mezze voci, notes filées, tout cela est évidemment attendu, mais avec un art de l'interprétation et de l'à propos, et un sens de la diction exemplaire même si, bon, on passera sur le "maledizione" final perdu dans les aigus. Ce n'est pas une actrice hors pair, mais la voix est sans cesse dans la couleur, dans la variation, dans l'interprétation. C'est tout simplement exceptionnel sur un tout autre registre que Tebaldi, et dans un tout autre style. Si Corelli est un modèle de chant de ténor, l'art du ténor est à son sommet, avec une voix insolente jamais prise en défaut, José Carreras, tout jeune encore, a peut être moins d'épaisseur, mais il a l'éclat, la jeunesse et la pureté du timbre, et lui aussi, un art de l'interprétation vocale, une capacité à colorer chaque moment, et à être souvent bouleversant: son air "O tu che in seno agli angeli" du troisième acte est tout simplement anthologique. Anthologique aussi le padre Guardiano de Ghiaurov, la voix est profonde, étendue, avec des aigus impressionnants jamais égalés depuis, une vraie basse verdienne qui, dans le duo avec Leonora au IIème acte, est simplement stupéfiant. A écouter, réécouter, et apprendre ce qu'est chanter Verdi. Enfin, immense, inégalé, prodigieux: les superlatifs manquent pour qualifier la performance de Piero Cappuccilli en Carlo. Il a tout, la diction, l'expression, un sens dramatique inné, des aigus incroyables (pour l'anniversaire de Karl Böhm à Salzbourg, en 1979, où il était Amonasro avec Karajan, il chanta "O sole mio" dans le ton!) A Paris, dans Carlo, je me souviens de l'indescriptible triomphe. Il faut là aussi écouter et réécouter "Urna fatale del mio destino" suivi de "E' salvo o gioia" pour prendre la mesure de la distance entre ce chant habité et dominateur, et la pâle prestation  de Vladimir Stoyanov récemment à la Bastille. Enfin, ces immenses artistes sont entourés de second rôles bien plus que respectables, à commencer par l'excellent Sesto Bruscantini, rossinien bien connu, en Melitone et de Maria Luisa Nave, qui faisait les doublures à la Scala en ces années-là, en Preziosilla de haute volée. La mise en scène est à peu près inexistante (mais Auvray à Paris...) mais les décors de Guttuso donnent une couleur très méditerranéenne à l'ensemble, et font finalement tout le visuel du spectacle. Au total, un spectacle simplement impossible à retrouver aujourd'hui avec les chanteurs du cru, et pourtant, c'est là qu'est Verdi, et pas ailleurs.