Au Fric-Frac Club, 2011 aura été l'année du
slow reading. Ou, si nous n'avons pas lu plus lentement ou moins, nous ne vous en avons pas autant parlé. Entre livres écrits ou traduits, entre thèses et anti-thèses et sans même parler de nombreux autres projets, nous avons parfois eu l'impression que le temps nous échappait. Des titres de notre bibliothèque 2011, nous n'en avons recensé peut-être qu'un quart. Nous nous en excusons et espérons que leur apparition ici est une sorte de rédemption.
Avant de passer à la liste proprement dite, deux commentaires. Tout d'abord, il nous semble évident (ou presque) que le meilleur roman de 2011 est
JR de Gaddis, livre non pas prophétique mais — et c'est bien plus fort — à la fois purement de son temps et intemporel. A vrai dire, le meilleur roman de 2007 était
L'arc-en-ciel de la gravité et celui de 2006
Le bûcher de Times Square. Des livres sans lesquels nous ne serions rien et dont, pour la santé mentale de tous, ils nous faudrait souligner l'importance à chaque réédition. Mais voilà, malgré leur importance capitale, les rééditions ne sauraient entrer en compte dans notre petite liste de fin d'année et vous ne trouverez aucune trace de
JR ici-bas. La seconde remarque préliminaire est peut-être la plus délicate. Comme nos lecteurs les plus fidèles le savent, la publication française du
number one de notre liste (pour la seconde année de suite, il nous vient de l'autre côté des Pyrénées) est intimement liée au travail d'un des
chums du FFC. On pourrait vous dire que son inclusion a été âprement débattue mais cela n'a, au final, aucune importance. Ce qui compte c'est ce que vous en penserez. Si vous y voyez une horrible démonstration de copinage ou si sa lecture vous a déplu, passez directement au second et considérez-le comme le premier. Nous espérons cependant que ceux qui l'ont lu et l'ont aimé autant que nous comprendront son positionnement. C'est à vous de décider.
1. Juan Francisco Ferré,
Providence
(Passage du Nord-Ouest, trad. François Monti)
Si
Providence arrive en tête de notre palmarès, ce n'est pas seulement grâce aux bons offices de son traducteur émérite, notre
compadre François Monti – c'est aussi et surtout parce que l'imposant roman de Juan Francisco Ferré a constitué pour nous l'une des expériences de lecture les plus étranges et les plus excitantes de l'année. Les mésaventures d'Alex Franco, cinéaste déconstruit tel un logiciel trop sûr de sa solidité par le labyrinthe fantasmatique de la ville de Lovecraft (ses mythes fondateurs, ses structures occultes), nous prennent par la main dans une poursuite sans fin, parfois déroutante, souvent fantasque et fantastique, de simulacre en simulacre. Les souvenirs cinéphiliques, la sexualité déchaînée, les spectres littéraires, y mènent la danse sous la bannière du
campus novel tandis que le faux-semblant règne en maître, au grand dam d'un anti-héros qui, tel les personnages de Kafka, pense dans sa fatuité pouvoir garder le contrôle en toutes circonstances. Pour savoir à quel point Alex Franco fera l'apprentissage de la déchéance au plus profond dans l'erreur, il vous faudra lire
Providence – ce monstre noir qui enchante dans la perplexité.
2.
Arno Schmidt,
Scènes de la vie d'un faune
(Tristram, trad. Nicole Taubes)
Arno Schmidt a bouleversé bien plus que nos heures intenses de lectures, il a ajouté au moins une centaine de dimensions au monde qui nous entoure & tout ça habillé comme un roi déchu. Certains intellectuels lui donnèrent un surnom magnifique qui, en 2011, lui va toujours comme un gant mais qui sonne presque comme une insulte : "le centre secret de la littérature allemande". Il faudrait aujourd'hui se jeter à corps perdu dans l'intelligence éblouissante de ce
Faune nouvellement traduit, dans cette langue qui tient de la magie la plus pure, la plus parfaite pour faire de ce gaga sublime l'un des centres les plus définitifs de la littérature mondiale.
3.
Lydia Millet,
Comment rêvent les morts ?
(Cherche-Midi/Lot 49, trad. Barbara Schmidt)
On vous le serine en
boucle depuis sa publication américaine en 2008 : C
omment rêvent les morts est l'un des plus grands romans de ces dernières années, et l'un des chefs d'oeuvres de l'un de de nos écrivains préférés, Lydia Millet. Débutant comme la plupart des satires précédentes de l'Américaine (les excellents
George Bush : Dark Prince of Love,
Everyone's Pretty,
Le coeur est un noyau candide), l'histoire que l'Américaine y narre démarre comme un conte moral sur le capitalisme symboliquement situé au début des années 90 (le début de la fin, pour ceux qui suivent), binaire comme Un c
onte de Noël de Dickens ou un samizdat de
Naomi Klein. Son héros, T., est
même un cas d'école : petit génie de l'immobilier, sociopathe et fétichiste absolu du sacrosaint dollar (enfant, il suçait des nickels pour s'endormir), il est incapable de comprendre la notion même de communauté jusqu'au jour où une poignée de tragédies intimes vont le précipiter dans un désert de spleen et le faire muer en caisse de résonance involontaire de la tragédie de notre temps. Engagée le jour au Center for Biological Diversity, Millet fait pourtant bien plus qu'une oeuvre prosélyte sur les liens tordus qui lient l'argent et la liberté dans un monde humain confronté à la disparition irréversible de ses semblables : émaillé de phrases fabuleuses à tous les coins de paragraphes, délirant de justesse,
Comment rêvent les morts est le premier grand roman du grand paradigme d'après-demain : la mélancolie. En attendant une recension nécessaire de sa suite,
Ghost Lights, on vous redirige chaleureusement vers notre
Autre 2009, où il était sommairement question du recueil de nouvelles
Love in Infant Monkeys publié juste après, et on vous redirige, une fois encore, vers cet
entretien en v.o. avec l'auteur, réalisé par le Chum Olivier Lamm à la sortie française du
Coeur est un noyau candide.
4. Céline Minard,
So long, Luise
(Denoël)
Soyons clairs, soyons francs : si tout le FFC ne fait pas un front absolument longiligne derrière l'oeuvre intégrale de Céline Minard (on a eu, dans l'intimité, nos désaccords sur
Le dernier monde ou
Olimpia), nous avons accordé presque tous nos violons pour
So Long, Luise. Bien sûr, c'est moins un chef d'oeuvre pour la postérité qu'une merveille à avaler tout cru, tout de suite ; bien entendu, l'ombre jointe d'
Ada, de la
Recherche, de l'
Histoire naturelle de Pline et du
Testament de Villon est apte à écraser des montagnes. Mais il faut reconnaître qu'aucun autre roman français ne nous en aura mis autant dans la bouche cette année. Gouleyant, ardent, fascinant, c'est non seulement un éden de mots, un puits de savoir et un pensum génial sur l'art de la fiction, mais surtout un manifeste auquel on souscrit sans sourciller : dans la langue de Minard, dans sa grammaire de toutes les époques cousues ensemble, c'est un arc-en-ciel qui palpite, dont les rainures nous ramènent à tous les grands moments de la modernité.
5. Robert Juan-Cantavella,
Proust Fiction
(Cherche-Midi/Lot 49, trad. Mathias Enard)
Proust Fiction, c'est le débarquement en France de Karagol, alter-ego dur-à-cuire de Robert Juan-Cantavella, écrivain qui force la collision frontale des bas-fonds de la littérature espagnole avec le post-modernisme le plus canaille des Etats-Unis. En une poignée de nouvelles foutrement culottées, Juan-Cantavella essaie de nous faire croire qu'il est le
puto amo et que même devant lui Cervantès s'incline ; que Proust n'a rien inventé ; que Borges lui doit tout. On a envie de dire que ça passe ou ça casse, mais en vérité, quand ça passe, ça casse aussi.
Proust Fiction(s) d'un
punk journalist.
6. David Ohle,
Motorman
(Cambourakis, trad. Nicolas Richard)
Le bruit courrait depuis un bail qu'un petit éditeur malin allait faire un truc sensas du genre : publier
Motorman de David Ohle. Connu pour être le secrétaire secret de
William Burroughs le bonhomme s'avéra, au final, être une de ces sources obscures qui s'écoulent dans les souterrains de la littérature faisant sauter toutes les strates jusqu'à la surface, entraînant un torrent sourd et sublime dans son sillage. Ils furent nombreux, outre-atlantique, à pourchasser ce manuscrit, longtemps, très longtemps introuvable, pour en faire un totem et lancer de nouveaux alphabets sous nos yeux ébahis. Ce livre est enfin disponible en France. On parie la dette de la sécu que votre vie ne sera plus la même après l'avoir lu.
7. Adam Levin,
Les Instructions
(Inculte, trad. Barbara Schmidt & Maxime Berrée)
A ceux qui se méfieraient encore de ce gros volume par crainte de l'inanité
hipster, du succédané
cute et
McSweeney'sement correct de David Foster Wallace, on a envie d'humer, sur un air de Jean-Paul II "
N'ayez pas peur". Pour tout dire, on est parti avec les mêmes soupçons en tête : carrément allergiques à l'école
po-mo-cutesy-sweet'n'sour post Safran Foer, franchement suspicieux de l'accumulation sur la quatrième de couvertures de scories incriminantes (
narrateur enfant petit génie, truchement zénonien de commentaires talmudiques, caméo de Philip Roth), on a d'abord pris Levin pour un diable. Pire, on s'est rangés d'office derrière l'acrimonieux brooklynite Joshua Cohen, qui faisait paraître en même temps un
Witz si ardu qu'on n'a toujours pas capté s'il était plus génial encore que
Finnegans Wake ou
in fine illisible, et qui s'en prenait très violemment au newcomer Chicagoan pour un tas de raisons en fait si douteuses que ça aurait dû nous mettre la puce à l'oreille. Mais on n'est pas bornés au point de ne pas aller lire par nous-mêmes, on l'a lu au printemps (chez McSweeney's), ou à la rentrée (chez Inculte), on l'a annoté, on en a discuté, et on l'a beaucoup, beaucoup aimé. Car derrière les stigmates
post-talmudiques-post-postmodernes-post-everything, cet enfant évident (et formellement presque ingénu) de
Guerre et paix,
L'attrape-coeurs et
Infinite Jest fait tout un tas de choses avec la littérature qu'aucun autre gros roman n'avait vraiment tenté avant. De fait, le
pas si cute narrateur/ héros Gurion ben-Judah Maccabee s'interroge très sérieusement de savoir s'il est le Mashia'h et si son récit est un nouveau Testament, et le suspension of disbelief qu'il porte sur ses petites épaules fait vite gonfler le récit dans des proportions stupéfiantes d'envergure théorique. Long crescendo virtuose, pétaradant et glaçant, Les Instructions divertit et éblouit d'abord tout le long de ses 1000 pages, mais laisse au final un étrange goût de métal dans la bouche. Pour en savoir un peu plus, on vous dirige sans honte vers cet entretien-maisonet on en remet une couche : cessez donc de vous esquinter l'ego à tenter de savoir si la littérature contemporaine a encore le droit de jongler avec les mots et les mises en abyme, cessez donc de vous demander ce qu'elle a le droit de faire et ne pas faire, et lisez ce beau, gros roman sur l'insurrection. Après, vous pouvez toujours revenir ici pour nous expliquer en quoi le dernier Vila-Matas fait quelque chose de plus crucial pour l'avenir de la littérature.
8. Yannis Kiourtsakis,
Le Dicôlon
(Verdier, trad. René Bouchet)
Ce livre, c'est sans conteste le
dark horse de l'année, celui dont on n'avait pu prévoir l'apparition, sorti de nulle part, et recommandé par un libraire hors pair. On connaissait la qualité habituelle des textes parus chez Verdier, mais on ne connaissait à vrai dire rien à la littérature grecque contemporaine. C'est un bon départ pour s'y intéresser. Le Dicôlon, figure mythique du théâtre grec est le héros qui porte le cadavre de son frère sur le dos. Yannis Kiourtsakis porte ainsi le cadavre de son frère sans le savoir et les différentes parties de l'ouvrage, collage de remontées de mémoire lui permettent d'en retrouver la trace. Oeuvre sur le décentrement, sur l'irréductibilité fondamentale du plus proche, le
Dicôlon donne non seulement à voir une histoire de famille marquée plus par le drame que la tragédie, mais évoque dans un même mouvement, celui de la mémoire et des détails qui s'y nichent, même les détails les plus anciens, les débuts de la Grèce Moderne, qui nait au milieu du XIXe siècle dont l'unité à jamais fragmentée se loge dans le parcours d'écriture mémorielle de notre narrateur, dans cette recherche du frère, du père, de soi.
9. Gabriel Josipovici,
Moo Pak
(Quidam, trad. Bernard Hoepffner)
Cela faisait des années que l'on attendait (le retour de) Josipovici en traduction française. Quidam, en portant son choix sur
Moo Pak et en confiant la traduction à Hoepffner, ne s'est pas trompé : sur cette centaine de pages, l'on retrouve tous les thèmes, toutes les
obsessions d'un écrivain dont la prose (« fluide et magnétique comme une rivière d'étain fondu ») brille de milles feux. Ostensiblement un roman de promenade écrit à la Bernhard,
Moo Pak est surtout un palimpseste philosophique, artistique et cérébral qui rappelle forcément le travail de David Markson et se place sous la figure tutélaire de
Jonathan Swift. Oui, c'est sérieux mais c'est aussi très drôle. Et surtout, surtout, très beau.
10. Juan Benet,
Les Lances rouillées
(Passage du Nord-Ouest, trad. Claude Murcia)
Au FFC, on est comme tout le monde : on passe trop de temps devant
Facebook, les récentes tentatives au bord du gouffre de Carpenter et les derniers avatars métafictionnels de la série américaine contemporaine, et on réfléchit beaucoup aux manières de se donner bonne conscience de ne pas passer plus de temps à relire l'
Anaphase, la Bible Chouraqui ou
Les aventures de Monsieur Pickwick. Fatalement, quelques-uns ont trouvé la lecture du grand chef d'oeuvre de Juan Benet sur la guerre civile espagnole "
ennuyeuse" ; qu'on vous rassure, même eux n'y sont en fait pas activement réfractaires, même eux s'occupent l'été en approfondissant leur recherches sur la
Recherche, même eux trouvent, au fond, que la traduction de Claude Murcia est un événement littéraire incontestable. Quant aux autres, ils ne s'en cachent pas, ils pourraient même le revendiquer sur des beaux t-shirts, ils ont aimé jusque dans leur chair tous les virages, toutes les accrétions, toutes les tentacules de ce monument, où s'expose - ce n'est pas rien -
la machine narrative du monstre Benet à son rendement le plus délirant.
11. Richard Grossman,
L'Homme-alphabet
(Cherche-Midi/Lot 49, trad. Héloïse Esquié)
Le merveilleux foutoir de Fiction Collective 2 n'a pas fini de surprendre ; chaque traduction française d'un titre de son catalogue est une petite pépite que l'on attendait plus. Cette année, avec Richard Grossman, c'est peut-être un des écrivains les plus atypiques qui a débarqué. Non pas parce que plus étrange qu'un Federman ou un Evan
Dara mais bien parce que la seule filiation qu'il revendique est celle de Dante et de Marlowe. Le XXe siècle est pour lui un désert littéraire. Pourtant, si
L'homme-alphabet, premier volume d'une trilogie que d'aucuns jugent mégalo, est son Enfer, c'est un enfer inimaginable sans le bagage moderniste. A lire comme un commentaire politique sous forme de thriller ou comme « une fiction [dont l'écrivain] hurle sans cesse [son] malheur de rédiger autre chose que des vers ». C'est, en tout cas, magistral.
12. Jonathan Franzen,
Freedom
(L'Olivier, trad. Anne Wicke)
Si on était vraiment mauvaise langue, on pourrait dire que l'inclusion de
Jonathan Franzen dans cette liste de fin d'année relève de la tarte à la crème. Son malheur est d'avoir été précédé de sa réputation, et puis de n'avoir écrit aucun roman en dix ans. Rien donc depuis ces extraordinaires
Corrections, que ce non moins extraordinaire
Freedom. Malheureusement, ce dernier a quelque peu servi de punching ball à la presse française au début de la rentrée, devenant le livre devant lequel il fallait absolument se positionner, au mépris de sa lecture pure et simple. Tout le monde avait un avis sur Franzen, sans l'avoir forcément lu, ce qui pouvait donner l'illusion que ce roman était inessentiel.
Sous un dispositif qui est presque semblable à celui des
Corrections, soit l'histoire d'une famille
in situ, dans l'Amérique contemporaine, Franzen réussit à éviter de bégayer, non seulement parce que les choses ont changé depuis 2001, mais aussi parce que ses écriture s'est aussi délayée, souvent moins urgente, mais pas moins forte. Plus que jamais, le roman révèle les marottes de son auteur, l'écologie, les oiseaux, l'absurde matérialisme de la modernité, mais aussi cette préoccupation incessante de ce qu'est qu'
être dans sa vie, ces choix perpétuels, ces aspirations déçues et de la faible part de liberté réelle qui nous est dévolue pour les mener à bien, cette liberté qui n'est jamais mieux desservie que par soi-même.