Si les 90 miles séparant l'ile de Cuba du sol américain paraissent bien peu de distance, ils restent encore aujourd'hui semés d'embûches et de décisions diplomatiques complexes que les politiques ne manquent pas de rappeler à leur bon vouloir, s'agissant par exemple d'échanges culturels ou artistiques que la suspicion d'une malveillance quelconque continue d'alerter. Mais il arrive aussi parfois que les choses se passent mieux que prévu et que les relations cordiales l'emportent sur la crainte d'un éventuel complot d'état. Pour le bonheur de nos oreilles, "Ninety Miles", après 2 années de palabres acharnées censées rassurer les 2 gouvernements, a fini par voir le jour le temps d'une réunion sur le sol cubain entre le vibraphoniste Stefon Harris, le trompettiste Christian Scott, et le saxophoniste David Sanchez, pour enregistrer en compagnie d'invités locaux ce très bon album de fusion douce et charmeuse flottant sous pavillon pacifiste.
Cette association de bienfaiteurs comprend également, et selon les titres, Reuben Duharte et Harold Lopez-Nussa au piano, Osmar Salazar à la basse électrique ou Yandy Martinez Gonzalez à la contrebasse, Eduardo Barroetabena ou Ruy Adrian Lopez-Nussa à la batterie, ainsi que Edgar Martinez Ochoa et Jean Roberto San Miguel aux percussions (je crois n'avoir oublié personne). Ce sont donc 2 formations distinctes et 2 expressions assez différentes que nous propose ce beau monde, avec en "leadurs" les 3 musiciens américains dont je vous ai parlés plus haut. Pour moi qui ne connais pas grand chose à la musique cubaine (ça ne m'a jamais vraiment stimulé), je dois reconnaître que cette fois-ci je n'ai pas eu besoin de me forcer bien longtemps pour en apprécier l'essentiel. Rigueur d'écriture et profusion de thèmes chaloupés et entraînants, "Ninety Miles" a l'avantage de de se prêter au jeu avec une équipe de départ composée d'excellents musiciens totalement impliqués. Le marketing de la maison de disques Concord Picante, qui a choisi de mettre en évidence les noms de Scott, Sanchez, et Harris (sans doute plus vendeur comme ça), m'a poussé à la dépense (je ne connaissais alors rien de l'idée de ce projet mais, ne serait-ce que pour ces 3 noms, j'avais hâte d'écouter de quoi il s'agissait). Contrairement à ce que je pensais, l'abondance de vitalité, voire de virtuosité, ne nuit pas au projet. L'esprit de "compétition" ne se fait pas ressentir, bien au contraire. Les parties improvisées ou écrites interagissent parfaitement, chacun y allant de son solo sans chercher la distinction à tout prix. Tirant clairement vers la musique cubaine plus que vers le patrimoine du jazz américain, nos 3 expatriés ne sont pas en reste puisqu'ils sont, en quelque sorte, les éléments "exotiques" de ce disque, la note bleue si l'on peut dire. Ce n'est certes pas la première fois que l'expérience est tentée. Il y a échange depuis plus de 70 ans entre ces 2 cultures que la musique parvient encore à rapprocher. Finalement, tout musicien de jazz qui se respecte se sent à un moment ou à un autre l'envie de se tester sur les mélodies épicées de cette île des Grandes Antilles. Le souci de jouer de nouveaux accords, de nouvelles gammes, et d'y adjoindre de nouvelles constructions harmoniques ou rythmiques, tout cela éveille forcément l'intérêt un jour ou l'autre dans la vie d'un jazzman. Et puis si ce disque a vu le jour sous cette forme ce n'est pas un hasard non plus: David Sanchez, qui est natif de Porto Rico, pratique et connait bien toute cette musique latine, ayant joué avec Paquito D'Rivera, Claudio Roditi et Dizzy Gillespie, et fait une liaison idéale entre rythmes afro-cubains et be-bop. Stefon Harris a lui aussi abordé le latin jazz en jouant pas mal de temps avec Steve Turre. Christian Scott, lui vient de la Nouvelle Orléans, ville très caraïbe dans ses racines et qui accueille bon nombre de cubains en exil. Quoi de plus naturel en somme que de les réunir pour l'occasion? Sur les neuf morceaux écrits par Sanchez, Duharte, Harris ou Harold Lopez Nussa, il est dur d'en distinguer certains plus que d'autres. Sans être bouleversant pour autant mais néanmoins loin de n'être qu'une figure de style, "Ninety Miles" joue d'une fraîcheur et d'une gaieté communicative qui fonctionnent parfaitement sur toute la durée de l'album. Aussi, maintenant que vous en savez un peu plus sur le compte et les intentions de chacun, il vous reste à écouter de quoi sont capables ces "petits génies" du groove. Attention, addictif. Amazon iTunes Officiel