Arzach

Par Ledinobleu

Au-dessus d’un vaste désert de sable, de pierres et de canyons, parsemé des squelettes géants d’animaux disparus et de ruines habitées par des ombres d’hommes, il chevauche un grand oiseau à la tête de mort qui semble autant fait de béton que sorti de la préhistoire. Son nom ? Arzach, dont on dit qu’il perdit jadis le talisman sacré de son clan et se vit condamné à partir à sa recherche. Dans ce monde à la frontière de la conscience et du sommeil, il arpente des contrées inexplorées mais familières à la fois…

C’est donc le voyage qui caractérise Arzach, le voyage aux confins de l’éveil et à la lisière du rêve, dans ces régions de l’esprit où les phantasmes le disputent à la raison car la volonté affaiblie ne peut plus servir de barrière aux pulsions – les plus sombres comme les autres. Pour cette raison, cette bande rappelle beaucoup Le Garage hermétique (même auteur ; 1976-1978) qui s’articule elle aussi autour d’une technique narrative voisine de celle d’Arzach et sur laquelle flotte l’ombre des surréalistes : ici comme dans Le Garage…, le périple se veut intérieur, et son résultat psychanalytique. Ou du moins quelque chose de cet ordre, celui de la révélation des choses cachées, de l’exploration et la découverte de soi.

Pour cette raison, Arzach s’affirme surtout comme une porte d’entrée sans pareille vers l’œuvre d’un Mœbius qui, à l’époque où il accouchait de cette petite demi-douzaine de bandes, venait d’adopter depuis quelques années à peine ce pseudonyme sous lequel son identité réelle de Jean Giraud laissait place à l’auteur dont le nom devait bientôt faire le tour du monde. Ce détail en apparence anecdotique prend un sens particulier quand on sait combien Arzach affiche nombre des inspirations premières de son auteur, et notamment l’autre personnage principal de cette courte série de brefs récits : le désert. Et en l’occurrence celui du Mexique où le jeune Jean passa plusieurs mois, dont les étendues de sable et les reliefs habitent nombre de ses œuvres.

Surtout un simple décor dans Blueberry, le désert dans Arzach devient prétexte à la plongée en soi-même. Ici seul avec lui-même, l’auteur comme le spectateur qui l’accompagne ne trouvent pas d’autre porte de sortie que celle de l’intérieur, qui s’ouvre vers les choses sombres et en apparence sans aucun rapport les unes avec les autres mais qui restent néanmoins liées par un fond commun. À vous d’y découvrir le vôtre. L’absence de dialogues, d’ailleurs, facilite d’autant plus l’interprétation – et ainsi la réappropriation – que l’artiste n’y superpose pas la sienne ; et si l’ensemble paraît d’abord déstabilisant, les cassures caractérisant le récit restituent malgré tout à merveille les entrecoupements d’images qui précèdent le sommeil, ceux dont on se souvient rarement.

De ces instants où la conscience s’étiole, de ce « rêve éveillé » où les défenses psychiques s’affaiblissent en laissant ainsi libre cours à ce kaléidoscope d’idées et de concepts dont on ne soupçonne même pas l’existence la plupart du temps, Mœbius a tiré Arzach. Voilà comment s’y télescopent divers éléments qui donnent à ces bandes un aspect décousu mais qui forment aussi une des principales bases du « style » Mœbius : dans ces faux anachronismes, les créations de l’auteur trouvent une force inhabituelle, une identité plus qu’une originalité, une forme comme un fond – la porte de sortie, ici, a débouché sur des horizons nouveaux, aussi inconnus que déjà vus, qui ne demandaient qu’à surgir au premier plan pour prendre enfin leur place.

Mais pourtant, près de 40 ans après leur parution, les planches d’Arzach conservent encore toute leur force, leur onirisme, leur poésie – et en particulier dans cet abîme de conformisme mercantile qui caractérise la BD actuelle. Servies à merveille par des graphismes qui n’ont pas pris une ride, elles constituent toujours une œuvre non seulement d’exception mais aussi hors du temps par excellence – deux aspects qui, d’ailleurs, correspondent aussi tout à fait à la définition d’un classique. Plus qu’un simple passeport vers l’œuvre d’un auteur incontournable, ces courts récits restent des productions aussi atypiques que sombres, mais aussi autant familières que libératrices.

Rien que ça, vous ne serez pas déçu du voyage

Adaptation :

Sous la forme d’une série TV d’animation, Arzak Rhapsody, d’une petite quinzaine d’épisodes de quelques minutes à peine, écrits, dessinés et réalisés par Mœbius en 2002 puis diffusés sur France 2 l’année suivante. Si l’esprit de cette production reste bien respectueux de l’œuvre originale, on regrette malgré tout l’ajout de voix qui brise la tradition muette de la narration graphique originale ainsi qu’un ton général bien moins sombre, mais au profit toutefois d’un focus sur l’aspect onirique et la quête intérieure.

Séquelle :

Le premier tome d’une nouvelle série, sobrement intitulée Arzak, sortit chez Glénat en 2010 sous le titre de L’Arpenteur ; c’est la réédition en couleurs d’Arzak : Destination Tassili, publié l’année précédente chez Mœbius Production. Cette courte série doit comprendre un total de trois volumes.

Notes :

De nombreux éléments propres à Arzach servirent d’inspirations pour le tout dernier sketch du film d’animation Métal Hurlant (Gerald Potterton ; 1981). On peut citer parmi ceux-là les paysages désertiques et l’oiseau blanc géant que chevauche un guerrier impitoyable – encore qu’il s’agit d’une femme dans cette version animée…

Plusieurs artistes américains rendirent hommage à Arzach dans Legends of Arzach, une série d’illustrations publiée en 1992 sous forme de portfolio chez Starwatcher Graphics et qui sortit en France en 1994 sous le titre d’Arzach made in USA. On peut y voir entre autres des travaux de Mike Mignola, Will Eisner ou Frank Kelly Freas.

Arzach, Jean « Mœbius » Giraud, 1975-1976
Les Humanoïdes associés, collection HUMANO.HUMANO., juin 2011
56 pages, env. 18 €, ISBN : 978-2-731-62376-5