L'année 2011 touche à son terme et j'avais résolu de lire avant qu'elle ne s'achève les oeuvres principales de Frantz Fanon, Peau noire masques blancs et Les Damnés de la terre. Pourquoi cette année en particulier, alors que j'ai depuis toujours eu le désir d'observer de près la pensée de cet auteur ? C'est que cette année marque le cinquantenaire de sa disparition et de la parution des Damnés de la terre, qui peut être vu comme un testament. En effet, non seulement c'est son dernier livre mais surtout il fut écrit alors que l'auteur savait qu'il ne lui restait que très peu de temps à vivre. C'est en décembre 1960 que Fanon apprend qu'il est atteint de leucémie. Malgré l'interdiction qui pèse sur l'essai à sa parution, fin novembre 1961, il est lu et trouve des échos dans la presse. Certains parviendront à Fanon sur son lit d'hôpital, avant qu'il ne ferme définitivement les yeux, le 8 décembre 2011. Son livre, lui, demeure, pour ouvrir les yeux de l'humanité.
50 ans après la mort de Frantz Fanon, force est de constater que la lecture de ses livres, des Damnés de la terre en particulier, est utile, indispensable même pour qui veut comprendre le destin des pays sous-développés, connaître le cheminement qu'ils doivent prendre pour parvenir à la sphère du développement, de la prospérité, de la croissance économique. Franchement, quand on voit avec quelle rigueur et quelle lucidité Fanon analyse la situation politique des anciennes colonies, je me dis que tout chef d'Etat africain, ou plus largement de pays sous-développé, devrait avoir lu Les Damnés de la terre et pourquoi pas en faire son livre de chevet !
Rigueur et clarté résident en premier lieu dans la composition du livre, organisé en chapitres avec des rappels et/ou résumés constants de ce qui a été énoncé précédemment. Frantz Fanon s'est vraiment soucié, dans la rédaction de son livre, de ce que le lecteur ne perde pas le nord, accède bien à la substance de son propos. Autant le langage est soutenu, avec parfois des passages d'une beauté toute littéraire, autant le message est accessible à tous. Et dire qu'il l'a écrit seulement durant sa dernière année d'existence ! C'était vraiment un esprit supérieur. Mais il faut reconnaître, avec Nicolas Boileau, que "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément". Le propos de Fanon dans les Damnés de la terre est d'une singulière clarté.
De quoi est-il donc question ? De l'observation du processus qui conduit à la décolonisation : le désir légitime des colonies d'accéder à l'indépendance ; le refus des colonialistes d'abandonner des territoires dont ils tirent des profits gigantesques, leur travail de sape intérieure lorsque s'organisent les luttes de libération nationale ; les difficultés auxquelles doivent faire face les jeunes nations lorsque l'indépendance est enfin acquise, arrachée ; les erreurs qu'elles ne doivent pas commettre si elles espèrent réussir leur construction, comme de penser par exemple qu'elles peuvent rattraper l'Europe, ou réaliser en peu de temps ce que cette dernière a bâti durant des siècles. Il faut savoir que les conditions ne sont pas les mêmes :
"Les Etats européens ont fait leur unité nationale à un moment où les bourgeoisies nationales avaient concentré dans leurs mains la plupart des richesses. [...] La bourgeoisie représentait la classe la plus dynamique, la plus prospère. Son accession au pouvoir lui permettait de se lancer dans des opérations décisives : industrialisation, développement des communications et bientôt recherches des débouchés "outre-mer" [...] Tandis que le monde sous-développé est un "monde de misère et inhumain. Mais aussi un monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. Face à ce monde, les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire."
Cette opulence est jugée "scandaleuse" par Fanon car ces nations la doivent à ceux-là qui sont mis au défi de s'en sortir sans elles. Il ne faut pas perdre de vue que "le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes."
(extraits pages 93-94)
Frantz Fanon examine les causes qui conduisent les jeunes Etats à essuyer des échecs, la principale d'entre elles étant de calquer son organisation sur le modèle européen. Il analyse finement la structure politique, économique de ces nouvelles nations mais aussi des phénomènes socio-culturels comme la danse, qui trouve une savante explication dans ce livre ! Il parle aussi des arts, de la Littérature, il met par exemple en lumière l'impact du mouvement de la Négritude tout en montrant ses limites, il établit le lien entre la culture et les luttes de libération de nationale.
D'une manière générale, Fanon fait l'état des lieux des pays sous-développés au moment où elles accèdent à la souveraineté. Son discours s'appuie sur des exemples concrets, précis, tirés de l'histoire de pays aussi différents que l'Algérie, le Congo, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Kenya ou Madagascar par exemple.
Le moins qu'on puisse dire en lisant ce livre c'est que les observations de l'auteur résultent d'une analyse lucide, dépassionnée des rapports entre colonisés et colonialistes, Frantz Fanon connaît parfaitement la situation politique des différents pays dont il parle, il n'ignore pas leurs littératures et les tentatives de celles-ci à acquérir un statut similaire à celles européennes.
L'auteur se propose dans ce livre de soutenir les aspirations à la dignité des jeunes nations mais aussi de leur montrer les pistes qu'il faudrait emprunter pour qu'elles se réalisent pleinement. Tout son propos tend à la réhabilitation de l'Homme, c'est lui en fin de compte qui doit se réaliser pleinement. Il dénonce les "crimes de l'Europe" que sont "la haine raciale, l'esclavage, l'exploitation" et met en garde contre la tentation du mimétisme, mais ne pousse nullement à la haine. Au contraire c'est un discours pétri d'humanité, chargé de l'appel à la communication et à la réconciliation entre les hommes qu'il livre ici : "Nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l'homme, de tous les hommes." (page 304)
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, première édition François Maspero 1961, Editions La Découverte 2002, 320 pages.