Beaucoup de bruit depuis une bonne semaine à propos des 300 millions de dollars investis par Waleed ben Talal dans la société Twitter. L’annonce de cette transaction a provoqué d’innombrables échanges sur la Toile et dans les médias à propos des conséquences, « forcément » négatives, d’une telle prise de participation financière au regard de l’indépendance d’un média social considéré comme essentiel dans le déclenchement des révolutions arabes.
Beaucoup de bruit pour rien a-t-on envie de dire, et pour plusieurs raisons. Les 300 millions de dollars ne représentent pas grand-chose pour le prince saoudien dont les actifs sont estimés à quelque 20 milliards de dollars. Par ailleurs, l’homme qui possède la 26e plus grosse fortune du monde (il est en baisse, il était 13e en 2007 !) manifeste depuis longtemps son intérêt pour les médias, notamment numériques : propriétaire du groupe Rotana, il a également des parts dans Amazone, Ebay, Priceline… Malgré ses investissements croisés avec le groupe NewsCorp de Robert Murdoch (voir ce billet, même s’il n’a pas très bien vieilli !), lequel a lui-même l’intention de lancer une chaîne de ce type depuis Dubaï, le petit-fils du roi Abdulaziz ibn Saoud (et de l’ancien Premier ministre libanais Riadh El-Solh) est bien décidé à lancer sa propre chaîne d’information, confiée au journaliste saoudien Jamal Kashoggi. Prévu pour la fin de l’année 2012, le lancement d’Alarab (c’est le nom retenu, face à Arabia pour celle du Murdoch) lui permettra sans aucun doute de continuer à passer pour la personnalité arabe la plus influente, ce qu’il était déjà cette année comme la précédente.
Pour la société Twitter également, les investissements du prince saoudien n’ont pas vraiment une importance capitale (!). Plutôt moins en tout cas que ceux consentis cet été par Yuri Milner. Mais alors que celui-ci a une trajectoire financière nettement plus sinueuse que celle de son concurrent saoudien, l’entrée de ce tycoon russe des médias dans le capital du second site au monde (après Facebook) pour l’échange d’information n’a guère soulevé de critiques, si ce n’est dans quelques publications spécialisées (voir cet article dans Wired en octobre dernier).
A l’évidence, les acteurs arabes du monde du numérique continuent à susciter plus de suspicions que les autres. S’ils investissent dans les nouvelles technologies de la communication, ce n’est jamais pure spéculation financière ; il y a forcément une mauvaise intention politique derrière. Même après le « printemps arabe », pour beaucoup d’esprits, quand les élites politiques et économiques de la région s’intéressent à internet, c’est fatalement pour en brider le potentiel de liberté. En fin de compte, rien n’a vraiment changé dans les mentalités et il faut croire qu’on peine à se libérer de cet état d’esprit qui a fait, en février dernier, l’incroyable succès auprès des internautes du monde entier d’un canular monumental : espérant juguler l’épidémie de révolutions arabes, le Royaume d’Arabie saoudite avait prétendument décidé d’acheter Facebook pour 150 milliards de dollars !
Rien n’a changé non plus, semble-t-il, dans les mentalités puisque la rapidité des craintes à propos de l’indépendance de Twitter montre bien qu’on prête toujours aussi naïvement des vertus révolutionnaires à internet en général et aux réseaux sociaux en particulier. Il est vrai que Twitter constitue un outil d’échange d’informations terriblement efficace. Il est vrai également qu’il peut être mis au service des contestations politiques pour faire passer des mots d’ordre, permettre des rassemblements, etc., et même se substituer aux médias traditionnels à l’image des échanges lors du procès de Hosni Moubarak communiqués à l’extérieurde la salle d’audience (article en arabe), en dépit de l’interdiction de le faire, via la micro-messagerie d’un journaliste. (Le procès, d’ailleurs, doit reprendre dans quelques jours…) Il n’en reste pas moins que Twitter, comme Facebook et d’autres applications aujourd’hui à la mode, peut aussi se plier à des usages totalement contraires. Cet article du Guardian raconte par exemple comment les fidèles du régime syrien en font un usage intensif, soit pour contrer les informations mises en circulation par les opposants, soit tout simplement en les noyant sous un déluge de données sans pertinence, apparemment une assez bonne technique pour limiter l’impact d’informations non souhaitées…
Qu’on les juge positives ou négatives par rapport aux évolutions politiques, centrales ou périphériques vis-à-vis de leur déroulement, les technologies de l’information n’ont pas fini de poser des questions. Un an après ce que l’on considère comme le début du « printemps arabe », leur percée dans le monde arabe est plus impressionnante que jamais et c’est justement Twitter qui l’illustre le mieux. Comme le rappelle cet article dans Le Monde, on y est passé entre octobre 2010 à octobre 2011 d’un peu moins de 100 000 micro-messages par jour en moyenne à plus de 2 millions. La langue arabe arrive désormais à la huitième place sur Twitter, un classement qui n’a rien d’incongru si l’on sait qu’elle arrive en septième position (devant le français) sur le Réseau des réseaux…