Dans un joli portrait brossé par Libération, Anne-Sarah Kerduto, auteure du beau livre “Est-ce qu’on entend la mer à Paris” et responsable de la permanence juridique pour les sourds à la Mairie du IXème arrondissement de Paris, rappelle que pour les sourds l’accès à la justice reste difficile, faute notamment d’une utilisation appropriée des interprètes en langue des signes française.
Pourtant, depuis janvier 2005, grâce à un lobbying auquel elle a largement participé, un texte de loi impose au civil ce que la loi de 2000 sur la présomption d’innocence exigeait déjà au pénal : la présence d’un interprète en langue des signes au tribunal. “Il faut arriver à faire appliquer la loi. Et mettre fin au marché noir de l’interprétariat. Il y a des gens qui jouent les interfaces sans vraie qualification en langue des signes” déclare-t-elle.
En effet, la situation de l’interprétation (que ce soit en langue des signes ou en langue orale) en milieu judiciaire demeure très problématique.
Ainsi, la Cour procède quelquefois aux nominations pour suppléer à un besoin urgent, sans contrôler réellement les compétences des personnes désignées. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’interprétation en langue des signes où n’importe qui peut s’auto-proclamer interprète. On l’a récemment vu avec la députée Marianne Dubois. Quand il s’agit de traduire un discours de Roselyne Bachelot, on peut s’en amuser et le critiquer, en revanche pour un procès ou la liberté et la culpabilité d’un individu est en jeu, une interprétation fidèle et de qualité est une exigence.
Il est par exemple dommage qu’on ne vérifie pas la qualité des diplômes ou que les expériences professionnelles ne soient pas validées avant la nomination de telle ou telle personne. Les interprètes en langue des signes étant peu nombreux, souvent le juge soulagé d’avoir “sous la main” un individu qui croit savoir signer le désignera illico pour traduire l’audience.
C’est ainsi qu’on voit de soi-disant interprètes parvenant difficilement à aligner trois signes, d’autres pour moins se fatiguer attendant la fin des plaidoiries pour en faire un résumé en langue des signes, d’autres encore épuisés après une matinée à traduire s’octroyant des pauses tandis que les débats continuent et donc laissant la personne sourde seule, sans parler de ceux qui interviennent durant les interrogatoires pour “aider” la personne sourde à répondre…
Bref des intervenants qui n’ont ni le niveau technique ni la connaissance du Code déontologique des interprètes en langue des signes qui leur assureraient une bonne pratique de ce métier.
L’établissement d’une liste d’experts est certes un atout pour la justice en France, mais il faudrait que cette liste soit composée de véritables experts sans quoi elle n’a pas de sens. Un effort a été fait par le Ministère de la justice avec la Loi n°2004-130 du 11 février 2004, titre VII réformant statut des experts judiciaires. Il doit être poursuivi.
Autre difficulté pour les interprètes, qui sont nommés “experts près les cours d’appel”, ils sont désignés sans la moindre directive concernant leur fonction, l’organisation et l’aménagement de leur travail. Ils doivent même batailler sans fin pour parvenir à se faire payer une fois la prestation effectuée.
Chacun doit se débrouiller et il faut bien souvent improviser, les différents intervenants (avocats, magistrats…) n’ayant, bien sur, qu’une faible voire inexistante connaissance des contraintes liées à notre profession.
Par ailleurs, suivant la configuration des salles d’audience, on se trouve souvent dans une ambiance chaotique avec des mouvements perpétuels d’avocats, d’huissiers, de policiers… Parfois nous sommes placés loin du prévenu ou à l’inverse à distance du magistrat du siège ou du ministère public, rendant la compréhension des propos difficile voire impossible.
Un exemple : les magistrats n’ayant pas l’habitude de travailler avec un interprète n’appréhendent pas la difficulté de son intervention. Ils donnent ainsi lecture de longs passages saturés d’articles du code sans laisser nous laisser le temps matériel de saisir les informations et de les transmettre à la personne interrogées. Les articles de loi sont souvent rédigés de façon alambiquée mais quand en plus ils sont lus à la vitesse de 250 mots à la minute les traduire intégralement et fidèlement devient mission impossible.
Du coté des experts interprètes/traducteurs il y a aussi des manques. Si certains ont pu suivre des formations ou acquérir sur le tas des connaissances sur les procédures juridiques bien peu ont l’expérience du terrain et une connaissance suffisante des mécanismes judiciaires qui leur permettraient de mieux appréhender et donc traduire le déroulement des audiences.
Il faut néanmoins noter l’effort louable de la faculté de Lille 3 qui propose tous les deux ans une formation d’une semaine intitulée : Traduire et Interpréter en Justice.
Ces formations sont des solutions intéressantes car, comme le souligne Rodger Giannico, Président de la Compagnie des experts traducteurs-interprètes judiciaires (CETIJ), “la Cour est dans l’impossibilité d’assurer la formation des interprètes dans un contexte réel ou simulé . Je crois que c’est le rôle des Associations, telles que l’Afils, d’intervenir auprès des acteurs pour donner des consignes qui s’imposent”.
Cela signifie également d’essayer de travailler en partenariat avec l’École Nationale de la Magistrature qui devrait inclure dans le cursus des futurs magistrats, un module “travailler avec les interprètes”.
Néanmoins, cet article dans le quotidien Libération doit nous rendre optimiste. C’est la preuve qu’une prise de conscience émerge et que des dispositifs pour rendre une justice accessible à tous les citoyens se mettent en place.