C’est une histoire de famille qui amène Patrick Desbois à s’intéresser à cet aspect de la Shoah: son grand-père, déporté pendant la guerre, a été le témoin à Rawa-Ruska, d’exactions qui l’ont marqué à vie. De formation scientifique, il se rapproche du service de dieu à la fin de ses études, puis devient prêtre. Un premier voyage en Pologne, non loin de la frontière, au début des années 90, l’amène à s’intéresser à la Shoah, à la destruction des juifs d’Europe. C’est le cardinal Decourtray qui l’amènera à y consacrer l’essentiel de ses activités.
Depuis une dizaine d’années, accompagné d’une traductrice (Svetlana Biryulova), d’un expert en balistique (Micha), d’un photographe (Guillaume Ribot), d’un archiviste (Andrej Umansky) et d’une demi-douzaine d’autres personnes selon les occasions, il arpente les villages d’Ukraine à la recherche de charniers, ces fosses où furent exécutés puis ensevelis, parfois vivants, des centaines de milliers de juifs entre 1941 (les forces allemandes attaquent l’URSS le 22 juin 1941) et 1944. D’un village à l’autre, le rituel est quasiment identique: on rassemble les juifs, sous un prétexte quelconque, puis on les amène vers un lieu où une force a préalablement été creusée (parfois par des juifs eux-mêmes). Là, ils sont exécutés d’une balle dans la nuque, par petits groupes de 5 minimum. Les enfants ne sont pas épargnés, ceux de moins de 3 ans sont jetés vivants sous les corps des victimes suivantes. Une fois leurs exactions commises, les nazis font appel à des « locaux », des ukrainiens enrôlés de force pour couvrir de terre la fosse, assécher le ruisseau de sang avec de la chaux. Partout, le même témoignage: la fosse continue à bouger pendant trois jours. De très rares victimes parviennent à s’échapper, pour se faire rattraper ou dénoncer, la plupart du temps.
Du fait de l’élimination totale des populations juives de ces villages – alors qu’ils y étaient parfois majoritaires – les fosses sont délaissées, se transforment en prêts. Les vaches, les chèvres y paissent. Personne, jusque là, n’avait envisagé un recensement exhaustif de ces fosses.
Et puis le père Desbois est arrivé. Il a commencé par demander aux personnes qui avaient vu ce qui s’était passé de témoigner. Le plus souvent, il s’agit de personnes qui avaient 8, 10, 12 ans à l’époque des faits. Ces enfants, cachés dans un grenier ou derrière des planches, observaient avec curiosité ce qui se tramaient. Ils y reconnaissaient, parfois, leurs propres amis. Les témoignages tombent, terribles. Ils ont vu, ils racontent, sobrement. Ce sont de pauvres gens, pour la plupart des paysans. Personne ne s’était intéressé à leur récit, Patrick Desbois leur permet pour la première fois de « faire sortir » ce récit, qu’ils ne partageaient qu’avec quelques proches. Ils parlent de leurs parents, de leurs grands-frères, réquisitionnés, qui pour garder les juifs dans une prison, qui pour creuser une fosse, qui pour recouvrir la fosse de terre.
Ce livre n’est pas celui d’un historien, méticuleux, comme l’est celui de Christopher Browning, sur le même thème mais dans les pays baltes, ou celui de Raoul Hilberg, qui couvre tous les aspects de l’extermination des juifs d’Europe. Mais il reste essentiel. Patrick Desbois, comme le dit le titre de son livre, porte la mémoire de ces témoins. Il accomplit un travail de passeur que nul autre n’aurait pu effectuer.
C’est un livre à lire, et à faire lire.