Texte commenté :
Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre II, Chap. 21., trad. fr. Louis Moreau, revue par Jean-Claude Eslin, Paris, Seuil, 1994, pp. 101-104
Du 24 au 27 août 410 après J.-C., advient un événement qui va avoir une importance cardinale dans l’histoire romaine : durant ces trois jours, Rome fait l’objet d’un pillage par les troupes du roi wisigoth et arien Alaric, c’est le «Sac de Rome». La puissance invincible et éternelle de Rome apparaît alors ébranlée par ce désastreux événement. Pour se replacer dans le contexte historique, rappelons que 410 après J.-C., c’est trente ans après que le christianisme soit devenu, grâce au décret de l’Édit de Thessalonique, la religion officielle de l’Empire Romain et dix-neuf ans après que le culte des dieux romains soit devenu interdit.
Suite au Sac de Rome, Marcellin, haut fonctionnaire de l’Empire Romain, écrit à son ami Augustin pour lui rapporter l’opinion qui court quant à la raison de cet ébranlement : «C’est sous des princes chrétiens, pratiquant de leur mieux la religion chrétienne que de si grands malheurs sont arrivés à Rome» (Lettre 136). En réaction à la lecture qui fait du christianisme et de l’abandon des dieux romains les responsables du désastre romain, Augustin va se consacrer durant treize ans, de 413 à 426, à l’écriture de ce vaste ouvrage qu’est La Cité de Dieu, qu’il dédie justement à Marcellin.
La Cité de Dieu est composée de vingt-deux livres et l’extrait que nous allons commenter constitue le vingt-et-unième chapitre du deuxième livre. Dans le deuxième livre, Augustin veut montrer que la corruption politique que vivent les romains provient de leur corruption morale, corruption morale qui provient elle-même de la corruption religieuse dont les fêtes théâtrales et cultes païens sont les manifestations. Au vingt-et-unième chapitre de ce livre, Augustin veut amener les romains à examiner l’état de leur République avant que la religion chrétienne y prenne place. Ce chapitre pose le problème du rapport entre l’idée de république et sa réalisation historique. La République romaine telle qu’elle a existé historiquement a-t-elle réalisé l’idée de république ? Dans la négative, l’idée de république peut-elle être amenée à se réaliser ? Dans la positive, quelles sont les conditions de sa réalisation ?
Le raisonnement d’Augustin se déroule en deux moments principaux : dans un premier moment, il nous rend compte de manière détaillée des passages clés de l’ouvrage De republica de Cicéron pour définir l’idée de république, puis dans un second moment il se sert de cette définition pour montrer que la République romaine n’en était pas une et que la seule vraie république correspond en fait à la cité de Dieu.
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Dans le premier moment du chapitre 21 du livre II de La Cité de Dieu, Augustin veut s’adresser aux romains en reprenant la parole de l’un des leurs, à savoir Cicéron, penseur et homme politique qui a servi la République romaine : «qu’ils écoutent non plus le récit de Salluste, mais le jugement de Cicéron, qui prononce que dès lors même la République était anéantie, qu’il n’existait plus de République». Augustin annonce ici d’emblée le propos qui l’intéresse chez Cicéron : Cicéron avait déjà annoncé, bien avant la venue du Christ et le désastre du Sac de Rome, la déchéance de la République.
Pour expliquer ce propos, Augustin va dérouler le développement que Cicéron avait écrit dans le De Republica. Augustin ne peut pas se contenter de faire de simples allusions à ce texte mais est obligé d’en rendre compte de manière détaillée car il sait que lorsqu’il écrit que ce texte n’a pas fait l’objet d’une grande circulation. Ce procédé méthodologique de compte-rendu d’un ouvrage à l’intérieur de son propre ouvrage employé ici par Augustin s’explique par la période historique à laquelle écrit Augustin, à savoir plus de 1000 ans avant que naisse la machine à imprimer et donc une période où les manuscrits ne faisaient pas l’objet d’une circulation sous forme de livres imprimés et se perdaient souvent.
Le De Republica est un ouvrage composé par Cicéron en 54 avant J.-C. dans le but de faire revivre un dialogue, remontant à trois quarts de siècle antérieur en 129 avant J.-C., auquel avaient pris part des hommes importants de sa cité et que lui a rapporté Publius Rutilius Rufus. Ce dialogue, tel que le remet en scène Cicéron, portait sur la question du meilleur gouvernement politique. Le protagoniste du dialogue, celui à qui les personnages du dialogue confient la tâche de répondre à cette question, est Scipion Émilien, à savoir selon les paroles de Lélius un homme de premier rang dans l’État et ami du philosophe stoïcien Panétius et de l’historien Polybe.
Dans ce qu’Augustin reprend du De Republica de Cicéron, nous pouvons identifier quatre thèmes cardinaux se dégager : 1/ la république et la concorde, 2/ la république et la justice, 3/ la république et la chose du peuple et 4/ la république et la vertu publique.
Le premier thème abordé est celui du rapport intime entre la république et la concorde. Augustin écrit : «Scipion vient de dire à la fin du second livre que, s’il faut, dans un concert de voix ou d’instruments, maintenir un certain accord entre des sons distincts, sous peine de blesser par une discordance l’oreille délicate, et que la mesure établit l’unisson entre les voix les plus différentes, il n’est pas moins semblable tonalité dans l’ordre politique admise entre les classes élevées, moyenne et inférieure forme l’union des citoyens ; car l’harmonie dans la musique est la concorde dans l’État, lien étroit, forte et légitime garantie de sa conservation, qui ne saurait subsister sans la justice». Ici, Augustin reprend un passage du chapitre 42 du livre II du De Republica.
La première remarque que nous pouvons faire est que dans ce passage est établie l’analogie suivante : la concorde représente pour l’État — ou pour la république — ce que l’harmonie représente pour la musique. D’un point de vue étymologique, nous pouvons rappeler que le latin concordia signifiait à la fois la concorde et l’harmonie. La concorde et l’harmonie renvoient à l’idée d’un accord entre les parties pour former un tout qui dépasse la simple agrégation des parties. L’accord entre les parties est ce qui permet de constituer une union. En outre, nous pouvons dire que cette analogie revêt une coloration platonicienne et pythagoricienne : au livre VII de La République, Platon définit la formation propédeutique des futurs philosophes gardiens de la Cité et parmi les disciplines auxquelles sont formés ces derniers, se trouve la science de l’harmonie (530d-531c).
La deuxième remarque que nous pouvons faire est que l’idée de concorde est étroitement liée à l’idée d’ordre. L’ordre entre les différentes classes n’est possible que par le rétablissement d’un équilibre et d’une unité entre celles-ci. Comme l’avait noté Lélius à la fin du chapitre 19 du livre I du De Republica, la bonne santé de la république nécessite de rétablir l’unité dans le sénat et dans le peuple. De plus, l’ordre est pour Augustin une notion très importante car l’ordre est ce qui rend possible la paix.
La troisième remarque que nous pouvons faire est que Cicéron comme Augustin, en soulignant l’importance de l’harmonie du corps politique dans la république, définissent ce qui sera un trait caractéristique majeur de la pensée dite républicaine, des humanistes civiques en passant par Rousseau jusqu’à certains républicains contemporains, auxquels les libéraux ne manquent pas en raison de ce fait de leur reprocher leur monisme éthique. Toutefois, le rapport intime entre république et concorde n’est pas reconnu par l’ensemble de la pensée républicaine : Machiavel, au chapitre 4 du livre I de ses Discours sur la première décade de Tite-Live, soutient que ce qui a fait la grandeur de Rome est non pas son harmonie mais au contraire la désunion entre la Plèbe et le Sénat exprimée par les tumultes entre le peuple et les grands.
La dernière phrase du passage précédemment cité à propos du rapport intime entre république et concorde permet de faire la transition avec le deuxième thème abordé. En effet, cette dernière phrase dit que le maintien de la concorde n’est pas possible sans la justice, c’est-à-dire que la justice est une condition nécessaire au maintien de la concorde. Nous avons un syllogisme implicite tel que : si la concorde implique la justice et si la république implique la concorde, alors la république implique la justice.
Le deuxième thème abordé est celui du rapport intime entre république et justice. Augustin écrit tout d’abord : «Scipion développe avec étendue les avantages de la justice dans l’État et les dangers de son absence ; mais l’un des interlocuteurs, Pilus, prend la parole et demande que la question soit plus sérieusement approfondie ; que l’on discute de nouveau sur la justice, à cause du préjugé déjà répandu de l’impossibilité de gouverner la république sans injustice. Scipion consent que l’on poursuive la solution du problème, ajoutant qu’il regarde comme nuls tous les précédents discours, et comme impossible tout développement ultérieur, si l’on ne pose d’abord que non seulement il est faux que la république ne puisse être gouvernée sans injustice, mais qu’il est au contraire de la plus exacte vérité qu’on ne la saurait gouverner sans une souveraine justice. Remise au lendemain, la question est discutée avec chaleur au troisième livre. Pilus soutient la première opinion, et proteste toutefois qu’elle n’est pas la sienne. Il plaide à fond pour l’injustice contre la justice, et, ne négligeant aucune raison, aucun exemple spécieux, il semble s’étudier à démontrer réellement l’utilité de l’une et l’inutilité de l’autre». Ici, Augustin rapporte les chapitres 43 et 44 du livre II et le chapitre 4 du livre III du De Republica.
La première remarque que nous pouvons faire est que les termes de république et d’État sont employés ici de manière synonymique. La république, dans l’usage qu’en fait Cicéron, ne renvoie donc pas à une forme d’État particulière. Le bon gouvernement de l’État ou de la république renvoie à la même idée : le gouvernement avec justice.
La deuxième remarque que nous pouvons faire est que cette idée cicéronienne soulignée par Augustin du bon gouvernement comme gouvernement avec justice est encore d’inspiration platonicienne. Ce débat qui interroge s’il est plus avantageux de gouverner avec ou sans justice fait d’ailleurs écho au débat entre le philosophe Socrate et le sophiste Thrasymaque qui est rapporté dans le premier livre de La République de Platon (347e-352d). Cicéron comme Augustin, à travers la voix de Scipion, donnent raison dans ce débat à la voix de Socrate contre celle de Thrasymaque. Ce qu’il faut remarquer dans cette position, c’est que la justice est supérieure à l’injustice du point de vue de son essence mais aussi du point de vue de ses conséquences. Même du point de vue de l’utilité, c’est-à-dire de l’efficacité, le fait de gouverner avec justice est supérieur à celui de gouverner sans justice. Mieux encore, la justice apparaît comme une condition nécessaire au bon gouvernement. Autrement dit, le bon gouvernement ne peux exister sans la justice.
La troisième remarque que nous pouvons faire est que cette idée du rapport intime entre république et justice sera reprise avec force par les frères Lorenzetti dans leur série de fresques des Effets du bon et du mauvais gouvernement, où la justice est représentée comme l’une des vertus cardinales du bon gouvernement.
Comment cette thèse de l’utilité de la justice peut-elle être soutenue ? Pour argumenter cette thèse, Augustin poursuit l’exposé du chapitre 4 du livre III du De Republica de Cicéron : «Alors Lélius, sollicité d’une commune voix, prend en main la défense de la justice, et soutient de tout son pouvoir qu’il n’est pas pour un État d’ennemi plus dangereux que l’injustice : sans une justice rigoureuse, point de gouvernement, point de stabilité possible».
D’une certaine manière, nous pouvons retrouver ici un argument exposé par Socrate dans le passage que nous avons mentionné précédemment : l’injustice est «ce qui produit des dissensions internes, des haines, des querelles» et rend les hommes «incapables d’agir en commun les uns avec les autres» (351d-e), et par conséquent nous pouvons dire qu’elle est dangereuse pour l’État car elle est ce qui met la concorde de la république en crise.
Selon Cicéron dans les chapitres 7 à 9 du livre I du De Officiis, il existe deux types d’injustice : l’«injustice par action», qui correspond à l’absence de justice au sens stricte, et l’«injustice par omission», qui correspond à l’absence de bienfaisance. L’injustice par action est le fait d’agir en nuisant à autrui, c’est donc ce qui conduit à déséquilibrer et rendre instables les relations sociales. L’injustice par omission, elle, conduit à la désertion de la vie sociale. Dans les deux cas, l’injustice ne peut en aucun cas être considérée comme utile pour la république. Au contraire, la justice est ce qui «maintient le lien social entre les hommes». Nous pouvons dire qu’en attribuant à chacun ce qui est le sien (ce qui correspond à la célèbre formule du droit romain «suum cuique tribuere»), la justice est ce qui concourt à l’établissement d’un équilibre dans les distributions et par suite à la pacification des relations sociales. La justice est ce qui permet la concorde et par conséquent est utile à la république.
Une fois la question du rapport intime entre république et justice traitée, Augustin, continuant de rendre compte des paroles du De Republica de Cicéron, va traiter de la définition de ce qu’est une république. Le troisième thème abordé est celui de la république comme chose du peuple. Augustin écrit : «Scipion reprend son discours, il rappelle et recommande cette courte définition qu’il a donnée de la république, la chose du peuple, selon lui». Nous pouvons remarquer que dans ce passage, Scipion redonne effectivement la définition qu’il avait posée plutôt dans le dialogue, au chapitre 25 du livre I du De Republica. La res publica équivaut à la res populi. En effet, d’un point de vue étymologique publicus vient de poplicus, «ce qui regarde le peuple». Ainsi, nous pouvons dire que définir la république comme la chose du peuple, c’est dire que la république concerne ce qui touche aux affaires du peuple. On pourrait aussi comprendre l’expression de chose du peuple comme celle de propriété du peuple, mais nous verrons un peu plus loin que cette définition peut entraîner des erreurs d’incompréhension dans ce qu’entend Cicéron en définissant la république comme la chose du peuple.
Avant cela, attardons-nous sur la définition du peuple que nous donne Cicéron et nous rapporte Augustin : «le peuple n’est pas une réunion fortuite, mais une association qui repose sur la sanction du droit et la communauté d’intérêts». Ici, est encore reprise une définition déjà posée au chapitre 25 du livre I du De Republica. La cause première de la réunion des hommes en un peuple n’est pas accidentelle, elle n’est pas due au hasard. La cause première de la réunion des hommes en un peuple tient dans une sorte d’instinct social dont la nature a pourvu les hommes. Pour Cicéron les hommes se réunissent naturellement en un peuple car comme il le dit au chapitre 43 du livre I du De Officiis, la vie humaine se réalise dans une communauté sociale et non dans la solitude. Nous pouvons dire que l’ontologie cicéronienne est une ontologie holiste où les hommes ne sont pas des atomes, des êtres isolés et séparés les uns des autres, mais des êtres essentiellement communautaires. Soutenant cela, il s’inscrit dans la voie ouverte par Aristote de l’homme comme animal politique au chapitre 2 du livre I des Politiques.
Cependant, ce qu’apporte Cicéron en plus par rapport à Aristote est cette idée d’une «communauté d’intérêts». La «communauté d’intérêts» montre que la recherche proprement républicaine du bien commun ne requiert pas le sacrifice des intérêts de chacun. Enfin, nous remarquons la définition du peuple comme association fondée sur le droit. Cette idée sera reprise et développée par Augustin au chapitre 21 du livre XIX de La Cité de Dieu. Le droit ne va pas sans la justice, le droit est ce qui naît de la nécessité de la justice. Ainsi, en définissant la république comme chose du peuple et le peuple comme association fondée sur le droit sachant que le droit est intimement liée à la justice, Augustin via Cicéron insiste ici encore sur le rapport intime entre république et justice.
Cicéron revient ensuite plus précisément à la signification de la république comme chose du peuple à travers la question du gouvernement de la république : dire que la république est la chose du peuple signifie-t-il que la république doit être gouvernée par le peuple ? Augustin rapporte la chose suivante : «la république, la chose du peuple, n’existe en vérité qu’autant qu’elle est bien et sagement gouvernée ou par un roi, ou par quelques citoyens recommandables, ou par tout le peuple. Or, que le roi soit injuste, tyran, disent les Grecs ; que les oligarques soient injustes, par un accord qu’ils nomment faction ; qu’enfin le peuple lui-même soit injuste, et, faute d’expression usitée, il lui donne aussi le nom de tyran».
La remarque que nous pouvons faire est que ce qui est important dans le gouvernement de la république n’est pas tant de savoir par qui est exercé le gouvernement que comment est exercé le gouvernement. Autrement dit, le nombre de gouvernants n’est pas la question essentielle. Par conséquent, dire que la république est la chose du peuple ne signifie donc pas que la république soit nécessairement gouvernée par le peuple, c’est en cela que nous disions que considérer la chose du peuple comme la propriété du peuple peut conduire à des erreurs de compréhension quant à la définition de la république car la république ne renvoie pas à la démocratie. Le peuple n’est pas nécessairement propriétaire de la chose du peuple, il n’a pas nécessairement le pouvoir sur la chose du peuple. La question essentielle, c’est celle de la justice. C’est pourquoi nous pouvons dire que la république, tels que la conçoivent Cicéron et Augustin, renvoie l’idée du bon gouvernement, autrement dit aux «formes droites selon le juste» de gouvernement définies par Aristote au chapitre 6 du livre III des Politiques : la monarchie, l’aristocratie et la politeia. Ces différentes formes droites de gouvernement peuvent constituer chacune à leur manière les différentes incarnations de la république.
Mais Cicéron et Augustin cessent de suivre ou va plus loin qu’Aristote quand il s’agit de parler des formes de gouvernement qui ne correspondent pas aux «formes droites selon le juste». Augustin rapporte : «Or, que le roi soit injuste, tyran, disent les Grecs ; que les oligarques soient injustes, par un accord qu’il nomme faction ; qu’enfin le peuple lui-même soit injuste, et faute d’expression usitée, il lui donne aussi le nom de tyran, dès lors la république n’est pas seulement corrompue, suivant les conclusions de la veille ; mais aux termes de la définition même pressée par la raison, la république n’est plus, puisqu’elle a cessé d’être la chose du peuple, pour devenir la proie d’une tyrannie factieuse ; puisque le peuple injuste cesse d’être peuple, s’il est vrai que le peuple n’est point une réunion fortuite, mais une association qui repose sur la sanction du droit et la communauté d’intérêts».
La première remarque que nous pouvons faire est qu’alors qu’Aristote qualifiait les formes non droites de gouvernement, à savoir la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie, de formes déviées de gouvernement, ce que nous pourrions qualifier de formes corrompues de gouvernement, Cicéron et plus encore Augustin considèrent qu’une république corrompue n’est plus une république. Le terme de corruption renvoie à l’idée d’altération. Au sens littéral du terme, altérer, c’est rendre autre. Lorsqu’une république est corrompue, c’est-à-dire altérée, elle est rendue autre, or si elle est autre, elle n’est plus elle-même. Nous pouvons ainsi dire qu’il n’y a pas simplement une différence de degré entre le gouvernement juste et le gouvernement injuste, mais une différence de nature.
La deuxième remarque que nous pouvons faire est que celui qui gouverne seul n’a pas de titre exclusif à devenir tyran. Le peuple peut se transformer lui aussi en tyran. Le tyran est ici un terme générique pour désigner celui qui ne gouverne pas selon la justice. Nous pouvons dire que le tyran désigne avant tout un mode d’exercice du pouvoir. Le sujet — individuel ou collectif — qui gouverne de manière injuste est corrompu au sens où il n’est plus le porteur de la vertu de justice mais est dominé par ses passions viciées, c’est d’ailleurs ce qui l’amène à négliger la chose du peuple, entendue au sens de bien public, au profit de ses intérêts privés. Si la défense de la république correspond à la défense du gouvernement juste, et si la tyrannie est la figure même du gouvernement injuste, alors la défense de la république passe par la lutte contre la tyrannie.
La troisième remarque que nous pouvons faire concerne l’idée de tyrannie factieuse. Une faction se définie comme un groupe d’homme réunis par un même intérêt. La tyrannie est factieuse au sens où son ou ses gouvernant(s) gouverne(nt) en fonction de leur intérêt privé. La lutte contre les factions est un thème qui deviendra récurrent dans la pensée dite républicaine : par exemple, dans l’article 10 du Fédéraliste, recueil d’articles écrits en 1787 et 1788 dans le cadre des débats sur la nouvelle Constitution des États-Unis, Madison, aujourd’hui considéré comme l’un des Pères fondateurs de la République américaine, expose les maux que les factions entraînent dans le gouvernement, à savoir «l’instabilité, l’injustice et la confusion». Dès lors, nous pouvons nous demander si définir le peuple comme «communauté d’intérêts» n’est pas sans poser problème. En fait, pour résoudre ce problème, il faut sans doute penser que les intérêts désignent les intérêts publics qui dépassent les intérêts privés des différents groupes existants.
Il nous reste maintenant à examiner le passage de Cicéron qui intéresse le plus Augustin, à savoir celui qui répond à la question pourquoi la république romaine n’était plus république. Pour cela, Cicéron aborde le thème du rapport intime entre république et vertu publique. Augustin rapporte : «Ainsi donc, cette République romaine que Salluste décrit, elle n’est point vicieuse ni corrompue, elle a cessé d’être, suivant l’arrêt qui ressort de cette conférence entre les plus grands citoyens. Et Cicéron en achève la preuve quand, au début du cinquième livre, parlant non plus au nom de Scipion ni d’un autre, mais au sien propre, il cite ce vers d’Ennius : “Rome subsiste par ses mœurs et ses hommes antiques” et s’écrit “Quelle brièveté, quelle vérité dans ce vers ! c’est un oracle que je crois entendre. Ces hommes, en effet, sans la vertu publique, la vertu publique sans ces hommes eussent été impuissants à fonder ou maintenir tant d’années une si juste et si vaste domination. Aussi, avant notre âge, la morale du pays élevait au pouvoir les hommes éminents, et ces hommes gardaient les vieilles mœurs et les institutions des ancêtres”». Ici, Augustin reprend un passage du chapitre 1 du livre V du De Republica de Cicéron.
La première remarque que nous pouvons faire est que la justice si chère à la république ne se réduit pas à la question juridique. S’il n’y a pas de droit sans justice, le droit n’incarne pas à lui seul la justice. La justice est une vertu publique, elle nécessite des hommes justes pour l’incarner dans leurs mœurs, c’est-à-dire leurs manières d’être. Rappelons que Cicéron est un penseur s’inscrivant à sa manière dans la tradition philosophique stoïcienne, or chez les stoïciens, la question de la vertu a une importance cardinale car la vertu constitue, comme Cicéron le dit au livre III de ses Tusculanes, «le souverain bien». Aussi, la vertu stoïcienne consiste à se conformer à la nature, or si la nature a fait des hommes des êtres naturellement sociaux, la réalisation de leur excellence passe par le fait de se dévouer à la chose publique, c’est-à-dire à la république.
La deuxième remarque que nous pouvons faire est que la vertu publique peut s’entendre ici au sens de patriotisme. La patrie, en son sens originel, désigne la terre des pères. La vertu publique, c’est conserver avec amour la chose publique que nous ont transmis nos ancêtres.
La troisième remarque que nous pouvons faire est que ce thème du rapport intime entre république et vertu publique — ou bonnes mœurs — est un thème récurrent de la pensée dite républicaine. Il sera notamment repris par Machiavel au chapitre 18 du livre I des Discours sur la première décade de Tite-Live, dans lequel Machiavel écrit que «de même que les bonnes mœurs, pour se conserver, ont besoin des lois, les lois, pour être observées, ont besoin des bonnes mœurs». Les bonnes lois sont insuffisantes seules, il faut aussi de bons citoyens vertueux. Toutefois, il faut prendre des précautions dans le rapprochement opéré entre Cicéron et Machiavel dans la mesure où la vertu — la virtù — fait l’objet d’une véritable redéfinition chez Machiavel. Quoiqu’il en soit, nous pouvons alors dire que la question de la république est indissociablement liée à celle d’un ethos civique.
Or cet ethos civique semble, d’après les propos de Cicéron repris par Augustin, avoir déserté la vie des romains. Augustin rapporte : «Mais notre siècle, recevant la République comme un magnifique tableau altéré déjà par le temps, a non seulement négligé d’en raviver la couleur, il n’a pas même songé à sauver le dessin et les derniers contours. Car, que reste-t-il de ces mœurs antiques par qui, dit le poète, subsistait la république ? Ces mœurs, aujourd’hui tombées dans une telle désuétude, que non seulement la pratique, mais la connaissance même en est perdue !». Cicéron expose ici l’évolution qu’a connu la République romaine sous forme d’une métaphore : la République à sa fondation est comparée à un magnifique tableau coloré, puis le temps faisant, ce tableau s’est assombri de même que les vertus des romains s’éteignaient peu à peu. Quant à l’état actuel de la République, Cicéron le décrit de manière complètement noir : la République est morte car la corruption est arrivée à un point tel que la différence entre la République à sa fondation et la «République» actuelle n’est plus simplement une différence de degré mais une différence de nature. En effet, ce n’est pas seulement l’aspect pratique de la vertu qui s’est éteint, c’est aussi son aspect théorique. Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer la renaissance de la République.
Si ce dépérissement de la République romaine s’inscrit dans une chronologie temporelle, ce n’est pas le temps qui est le responsable de ce dépérissement. Augustin, terminant de rapporter Cicéron, poursuit : «ce n’est point par malheur, c’est par immoralité que nous n’avons plus que le nom de la république, dont la réalité est dès longtemps perdue». La première remarque que nous pouvons faire est que Cicéron nous donne ici la cause du dépérissement romain : l’immoralité. Une fois encore, cette cause nous fait comprendre à quel point politique et morale étaient liées pour Cicéron. En donnant cette cause, Cicéron fait peser la responsabilité du dépérissement de la République romaine sur les romains et non sur une cause qui ne dépendrait pas d’eux. La deuxième remarque que nous pouvons faire est le fossé qu’il existe entre le nom et la réalité de la République. La République a perdu son incarnation. Il y a par conséquent une béance du référent : le mot de République n’a plus de contenu pratique.
Dans ce premier moment du chapitre 21 du livre II de La Cité de Dieu, Augustin nous a rapporté de manière très détaillée les passages clés du De Republica de Cicéron pour arriver à la conclusion qu’il n’y avait plus de République à cause de l’immoralité des romains. Mais que va faire Augustin de cette conclusion ?
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Dans le deuxième moment de son chapitre, Augustin va se servir de la conclusion de Cicéron comme tremplin pour poser sa propre réflexion. On peut résumer le propos d’Augustin en trois moments : 1/ Augustin est d’accord avec Cicéron pour dire que la République romaine est en ruine, ce qui lui permet d’exonérer le christianisme de la responsabilité de la ruine de Rome et de faire porter cette responsabilité aux dieux romains, 2/ mais à la différence de Cicéron, il n’est pas nostalgique de la République romaine du passé car elle ne fut jamais pour lui une vraie république, 3/ la vraie république est la Cité de Dieu.
Nous allons observer tout d’abord la conséquence qu’Augustin tire de la conclusion de Cicéron. Augustin écrit : «Voilà donc l’aveu de Cicéron […] avant l’avènement du Christ. Que si telle décadence était à signaler depuis la propagation et la prédominance de la religion chrétienne, qui de nos ennemis ne lui en ferait un crime ? Eh ! pourquoi donc ces dieux sont-ils demeurés indifférents à la chute, à la perte de cette République dont la sombre éloquence de Cicéron, longtemps avant la venue du Christ déplore la ruine ?».
La première remarque que nous pouvons faire est qu’Augustin se sert de la conclusion cicéronienne pour montrer que la vulnérabilité de la République romaine n’est pas quelque chose qui s’est manifestée pour la première fois lors du Sac de Rome en 410 après J.-C. Cicéron avait déjà fait part de la chute de la République romaine dans un texte écrit en 54 avant J.-C., c’est-à-dire bien avant que le christianisme ne devienne religion d’État de la République romaine et même avant que le Christ lui-même n’existe ! Il est donc absurde de la part des romains contemporains d’Augustin de dire que le christianisme est responsable de la chute de la République romaine.
La deuxième remarque que nous pouvons faire est qu’Augustin opère une critique des dieux romains. En faisant cela, il pose une objection aux romains qui soutiennent que la chute de la République romaine est due à l’interdiction des cultes des dieux romains. Cette interdiction n’avait pas cours à l’époque où Cicéron écrivait. La chute de la République romaine qu’expose Cicéron est donc advenue en dépit des cultes que les romains portaient aux dieux romains. Les dieux romains n’ont en rien empêché la chute de la République romaine. Les dieux romains ne rendent donc en rien la République romaine éternelle contrairement à ce que croient les romains.
Augustin va aller encore plus loin pour retourner complètement l’argument des romains : c’est le culte des dieux romains qui est la cause véritable de la chute de la République romaine. En effet, lorsque Cicéron met l’immoralité des romains comme cause de la chute de la République romaine, il faut comprendre que ce propos plaît à Augustin dans la mesure où il associe implicitement l’immoralité des romains aux cultes de leurs dieux.
Si la république ne va pas sans moralité et si les romains étaient immoraux à cause du culte de leurs dieux, la République romaine était-elle vraiment une république ? Faut-il attendre la crise de la République romaine que Cicéron expose pour dire qu’il y a un fossé entre le nom de république et la réalité de la République romaine ? À cette question, Augustin répond : «je prétends montrer, même par les courtes définitions de la république et du peuple que Cicéron prête à Scipion, par ses propres sentiments, par ceux des interlocuteurs dont je prendrai le témoignage, qu’elle ne fut jamais une vraie république parce qu’elle n’eut jamais une vraie justice. Une définition plus probable lui accordera d’avoir été une apparence de république, mieux gouvernée par les anciens Romains que par leurs descendants».
La première remarque que nous pouvons faire est qu’Augustin est d’accord avec Cicéron pour observer une différence entre la République des romains anciens et celle que dans laquelle a évolué Cicéron.
La deuxième remarque que nous pouvons faire est qu’il n’est néanmoins pas d’accord avec Cicéron pour faire l’éloge de l’ancienne République romaine car pour lui, elle n’était pas une vraie république. L’ancienne République romaine n’avait que l’apparence d’une république, mais non une réalité. De nouveau, Augustin réinsiste sur le lien intrinsèque qu’il existe en république et justice. Augustin parle de vraie justice, cela nous amène à réinterroger la catégorie de justice. Pourquoi Augustin estime-t-il que la justice des romains n’était pas une vraie justice ? Pour expliquer pourquoi la justice des romains n’était pas une vraie justice, il convient de se référer au chapitre 21 du livre XIX de La Cité de Dieu. Dans ce chapitre, Augustin semble de prime abord reprendre la formule du droit romain «suum cuique tribuere» pour définir la justice lorsqu’il écrit que «la justice est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui revient». L’originalité d’Augustin tient dans la compréhension qu’il a de cette formule : l’homme appartient à Dieu et non aux dieux romains, qu’il qualifie dans ce même chapitre d’«esprits impurs». Les romains n’étaient pas justes car ils n’étaient pas au service de Dieu. Or si la République romaine était dénuée d’hommes accomplissant la vertu de justice, alors elle n’était pas une vraie république.
Augustin pense donc qu’il n’a jamais existé historiquement de vraie république, faut-il voir dans ce jugement une forme de pessimisme ? Ce jugement rend-il impossible la possibilité même de l’existence d’une vraie république ? Augustin écrit dans le dernier passage du chapitre 21 du livre II de La Cité de Dieu la chose suivante : «il n’est de véritable justice que dans cette république dont le Christ est le fondateur et le souverain, si toutefois nous la nommons république, ne pouvant nier qu’elle ne soit en réalité la chose du peuple. Que si ce nom, pris ailleurs dans un autre sens, s’éloigne trop de notre langage accoutumé, il n’est pas moins certain que la vraie justice n’appartient qu’à cette cité dont l’Écriture sainte a dit : “On a publié de toi des choses glorieuses, cité de Dieu”».
Si historiquement, aucune vraie république n’a encore existé, cela ne veut pas dire que dans l’histoire aucune vraie république ne pourra exister. Nous pouvons expliquer cela par le fait qu’Augustin a une conception linéaire du temps : le temps est compris comme «une succession continue des âges» ou encore comme un «pèlerinage» comme il le dit aux chapitres 19 et 20 du livre XII de La Cité de Dieu. Cette conception du temps rend possible l’idée d’un progrès temporel. Cette idée d’un progrès temporel doit donc nous amener à nuancer le pessimisme apparent d’Augustin.
La vraie république est possible, mais qu’est-ce que la vraie république ? La vraie république est toujours définie par l’expression cicéronienne de «chose du peuple». Mais il convient de rajouter ce qu’Augustin dit au chapitre 23 du livre XIX de La Cité de Dieu, à savoir que ce qui fonde la réunion des hommes en un peuple, c’est leur foi dans le Christ, leur amour pour Dieu. La religion chrétienne est pour Augustin la seule vraie religion car c’est elle seule qui permet de relier les hommes dans le Christ. C’est en faisant preuve de leur amour pour Dieu que les hommes réaliseront leur vertu et construiront ainsi par la médiation du Christ la vraie république.
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Au terme de notre lecture du chapitre 21 du livre II de La Cité de Dieu d’Augustin, nous avons vu d’une part qu’Augustin reprenait l’idée de république telle qu’elle est définie par Cicéron dans le De Republica mais qu’il la colorait d’une teinte pleinement chrétienne. Ainsi redéfinie, la République romaine ne correspondait pas à cette idée et en ce sens, elle n’a jamais été une vraie république. La seule vraie république ne peut advenir que si les hommes qui veulent la constituer se réunissent par leur foi dans le Christ. Pour Augustin, si la République romaine a échoué, ce n’est pas à cause du christianisme mais plutôt à cause de leur manque de christianisme.
Toutefois, nous pouvons nous demander si la religion chrétienne, en appelant à la vie contemplative, est vraiment la religion républicaine par excellence. L’appel à la contemplation ne risque-t-il pas de se faire au détriment de la participation civique sans laquelle ne peut exister une république ?