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Comme d'hab'

Publié le 03 mars 2008 par Thywanek
Jour d’habitude. D’habitudes. Dés le réveil, ce chapelet de gestes. Qu’on égrène. Les mêmes. Machinalement. Un peu, hélas, comme dans cette chanson si moche, si laide, qui a fait le tour du monde et qu’on ressasse régulièrement, sur toutes les ondes, dans ces multiples versions, toutes plus larmoyamment collantes les une que les autres, sous-œuvre de glauquerie même pas suicidogène. Avec cette petite pluie finement granuleuse. Un peu hargneuse. Elle aussi. Mouillant les rues, les trottoirs, les façades, les autos, les gens, les arbres, les poubelles, les distributeurs de faux journaux gratuits, les ouvriers du chantier d’à côté. Jour boueux. Jour sale. On a beau savoir que le printemps s’approche, qui y croirait ? Le ciel est bourré de coton hydrophile poussiéreux. Il en pend des grappes sinistres qui accrochent leur loques trempées au sommet de quelques tours. Les arbres sont des bouquets de baguettes, innombrables phalanges tendues comme des mains sortant du sol en implorations stupides. Vacarme forcené, la circulation des véhicules s’effectue en processions indifférentes, sous ses pare-brises butés, sous ses capots arrogants. Jusque dans les manteaux, dans les impers, dans les chaussures et les bottes détrempées, dans les blousons, dans les jeans, dans les costards, on constate qu’il n’y a personne. Toujours personne.
De même que les gestes, les bruits, claquements des portillons du métro, sons automatiques des passes électroniques, cadences des talons sur le sol dur, chuintement des prothèses musicales sur les crânes vissés, bourdonnement des basses obsessionnelles dans les têtes hochetantes, bipeur avant les fermetures des portes, verrouillages des portes, glissements pesants et opaques des convois quittant les quais s’enfonçant dans les tunnels, déboulant sur les quais suivants, déverrouillages des portes, marées sortantes, marées entrantes, de paquets épais et lâches de personnes.
Les tunnels sont ce qu’il y a de plus rassurant. Plus rien ne bouge dans la rame. Persistent les parasites des oreillettes. Mais on se tient en silence. Ou dans une lecture. Souvent roman policier avec du sang ici et là. Des criminels abominables. Des sérials killers, attendrisseur de viandes trop nerveuses. Des pervers fascinants. Des cadavres préparés, dignes de la grande cuisine. Des stocks de victimes potentiels, prêtes à servir.
Ou bien on cherche l’extérieur. Les murs massifs de bétons gris et crasseux du conduit. De plus en plus peinturlurés de grafs et de tags. Des bandes de noctambules doivent se faire enfermer à la fin du service et passer la nuit dans ses grottes urbaines pour y exercer leur art rupestre. Des guirlandes colorées de grosses lettres rondes ou anguleuses, dessinant des messages illisibles. Des jets de bombes impulsifs plaquant des signatures d’outre-monde.
Il y a des hurlements qui traversent l’obscurité. Longs. Des hurlements à la fois métalliques et mécaniques. On les attribue aux roues qui frottent sur les rails qu’elles serrent dans certains virages. A certains endroits sensibles. Des courts aussi. Des couinements étranglés. Des cris brefs comme des meurtres rapides accomplis par des mains expertes.
Sans doute il s’agit plus de ça que d’autre chose. Des roues serrant des rails ne peuvent pas faire ce genre de bruit-là. Ce sont des cris terribles. Quelqu’un dont on ouvrirait en deux la cage thoracique avec les mains ne hurlerait pas autrement.
Et puis il y ces autres couloirs. Autres tunnels. Voies de garages. Voies divergentes que, pour se rassurer, on imagine mener vers des ateliers où on entretient le matériel. On imagine …
Il vaut mieux ne pas trop imaginer, peut-être …
Que ne pourrait-il pas se produire, sinon…
Un matin, de préférence un matin. Un jour d’habitude. Avec son rituel de gestes. Ses réglages de déambulations. Un jour comme d’hab’. Les milliers de têtes connues. Les cadences dans les pas. Les escaliers aux bords métalliques. La rame qui entre, station Laumière. Les bocaux qui s’emboîtent dans les aquariums. Les portes qui se referment, se re-verrouillent. Puis station, Jaurès. Puis Stalingrad. Chaque fois une menace. Ensuite Gare du Nord : pour aller dans le Nord, à Lille, à Dunkerque, en Angleterre, en Ecosse, terminus au pôle, dans l’océan glacial. Et Gare de l’Est.
Ce matin-là, ils n’y sont jamais arrivés.
Cette galerie, qui part sur la droite quand on descend la ligne. Cette bifurcation qui vire immédiatement et la voie ferrée qui parait s’incliner tout de suite vers le bas. Vers en bas. Fallait s’en méfier. Je l’avais plusieurs fois aperçue. Mais pas tout le temps. Certains jours elle y est, à peu près à mi-parcours entre les deux gares, d’autres non. Elle est invisible. Comme si elle n’existait pas. Comme si elle n’existait jamais. Comme si elle n’avait jamais existé. Alors que c’est faux. En fait je pense que si on suit les grafs, on comprend les jours où elle est ouverte et les jours où elle n’a jamais existé. Les lettres ne sont pas de la même couleur : en temps que je qualifierais de normal, compromis malhonnête, mais provisoire, les lettres sont très chamarrées : des bleus, des mauves, des orangers, et les mots sont incompréhensibles à la lecture. Autrement ce sont des lettres blanches, avec des contours noirs et gris. Des pointes rouges. Lisibles : des mots cependant aux allures de cryptes. Qui penchent. Avec ce blanc de gouffre. Ce blanc inconcevable dans ce milieu de poussière qui s’engendre comme d’elle-même.
Ce matin-là en quittant la station Gare du Nord, la rame est partie plus vite. Attirée par le tunnel que sa tête avait déjà commencé de flairer. Une inquiétude diffuse a plané sur les gens. Chaque fois que quelque chose sort de la mollesse crispée du quotidien, c’est ainsi. Puis la rame a disparu dans le tunnel. Au début on voyait bien les grafs colorés. Ceux qui s’y étaient intéressés furent un peu rassurés. Mais pas longtemps. Rapidement les lettres blanches succédèrent aux autres. Avec les pointes rouges. Et puis la rame continuait à accélérer. De plus en plus anormalement. Enfin il y eu cet insupportable hurlement. Couvrant immédiatement la brutalité du virage, des personnes s’affalant sur d’autres, glissant par terre des strapontins, des livres tombant de mains surprises. Un hurlement qui ne s’arrêtait plus. Qui augmentait en volume. A présent ce n’était plus le virage, mais la pente. Une pente raide. Les freins tentaient de repousser le grand cri de démence. Quelques voyageurs s’étaient mis à crier eux aussi. Rien n’y faisait. La pente s'accentuait à son tour. On se tassait les uns sur les autres accrochant désespérément des mains trop suantes aux barres d’acier verticales. Qui ne l’étaient plus tant, verticales. On essayait de se regarder. Peu y parvenaient. La pente inclinait encore. Descente de grand huit à la fête foraine. Certains, ceux qui étaient assis en sens contraire de la marche demeuraient pour le moment sur leurs sièges. Ceux d’en face leur tombaient dessus. Ils essayaient de s’en débarrasser. Ceux qui avaient été debout suivaient. La vitesse inouïe qu’avait atteinte la rame décuplait les cris infernaux de ceux qui n’étouffaient pas encore sous le poids de quelques autres. Si la pente continuait à s’incliner, la rame allait bientôt être debout, dans le vide ayant quitté les rails. Devenus inutiles. L’horreur n’était pas à son comble mais s’en rapprochait. On se tenait à tout ce qu’on pouvait. Ceux qui se regardaient, se voyaient, avaient le misérable avantage de maintenir un peu d’humanité dans cette chute dantesque, parmi les paquets d’autres qui s’amassaient au fond des wagons. Ca y était, on ne sentait plus les rails. Ribambelle de voitures hasardeusement accrochées ensemble, précipitée dans le vide, on ne s’apercevait même pas que le hurlement avait cessé. Remplacé par une myriade de stridences échappées tout à coup comme d’un oreiller crevé laissant s’envoler mille plumes de métal acéré déchirant les gosiers. On ne s’apercevait plus non plus que les murs du tunnel s’étaient écartés. Un gouffre noir. Dans cette suspension un temps paru long, celui pour les terreurs, les angoisses terminales, d’envahir chacune et chacun. Une dernière fois. On commençait à profiter d’une très relative stabilité pour se lancer des mots au travers des cris. On observait déjà que certain semblaient morts. Les yeux souvent exorbités. Sacs de fringues en désordre contenants des corps désarticulés. On eut pas le temps d’observer plus longtemps que ça.
Il a du y avoir un fracas redoublé par l’écho dans le gouffre. Une gerbe de tôle, de verre, de corps, de morceaux de corps, de roues, de pièces mécaniques, jaillit de l’impact, ralentie dans son éclat par l’amas qui se forma très vite dans l’écrasement.
Les mâchoires d’en bas avalèrent les restes du convoi et le broyèrent.
Le silence revint. Cratère morbide observant comme un cyclope borgne vers le haut où le tunnel rétractait son tentacule creux vers les premiers sous-sols.
On ne parla de rien. Nulle part. L’heure qui suivit, même pas, le quart d’heure, tout se rétablit incompréhensiblement ; chacune et chacun arriva à destination. Pas la moindre trace d’une perturbation du trafic. Je finis pas descendre à la première station près de la Seine. Il s’était arrêté de pleuvoir. Je débouchai sur un quai au bord du fleuve, parmi des docks majestueux où officiaient des ouvriers.
Je décrochai mon mobile et prévins le bureau que je ne viendrais pas ce jour-là.
Valait mieux pas faire comme d’habitude.
Et je piétinais les sussurances sirupeuses du gluant Sinatra avec son way poisseux. Une des pires versions.
Du coup une autre chanson se mit à flotter sur mes lèvres.
Légèreté souveraine.
Délicatesse cristaline.
« Il y si peu de temps, entre vivre et mourir … »
L’ « île au mimosas » de Madame B.

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